PARTIE DE FOOT A STE ADELE
L’hiver, nous nous réunissions à Ste Adèle, station de ski au nord de Montréal, près de St Sauveur. Les autres saisons, ces mêmes villages, « Les Laurentides » changeant de caractère et de beauté, inspiraient et attiraient les touristes du monde entier. Peggy, une amie de longue date, et moi, avions loué un chalet aux nombreuses portes et fenêtres ouvertes au vent embaumé de parfum de pins et de fleurs sauvages. Les week-ends, nos amis débarquaient avec leur guitare, leurs plats cuisinés et leur bonne humeur. La maison comme une ruche s’activait tôt le matin. Les lève-tôt rejoignaient les couche-tard dans une euphorie magique encore vivante en nous.
Albert Sibony habitait en face avec sa femme exceptionnelle Camille et sa jolie fille, Emmanuelle. Avec eux j’organisais des week-ends fous où j’invitais autour d’un méchoui mes amis et mes nouvelles connaissances. J’aimais me sentir entouré. J’aimais l’idée de la fête comme une création montée de toutes pièces. Nos rires, comme des oriflammes, voguaient en l’air et s’envolaient légers. Françoise m’accompagnait en maîtresse des lieux. Elle me supportait avec ma brutalité passagère, mon indifférence et mon romantisme éphémère. Je négligeais le bouquet de fleurs aux moments opportuns, les « je t’aime » murmurés à mi-voix, les regards caressants qui donnent le frisson, la main que l’on prend ou serre au détour d’un chemin, cette complicité douce et fragile créée dans l’amour. Entière, elle attendait tout de moi en retour de sa patience, de son amour, de sa tendresse, de sa compréhension, de sa compassion, de sa force, de sa fragilité, de son invincibilité suivant les heures et mes besoins, sachant s’adapter à toutes les circonstances. Souvent, nous sommes aveugles aux choses les plus évidentes.
Elle m’accompagnait à Ste Adèle, week-ends mi-Marocain mi-Quebecois où tout le monde l’adopta pour sa simplicité. Une sourde rivalité se tramait entre la maison des Sibony où j’étais l’animateur incontesté et celle des joyeux célibataires de la maison des Benarosh and Co. Trop extravertis et bruyants à leur goût, nous venions empiéter sur leur terrain. Jaloux de tout ce que nous représentions. Notre réussite rapide, nos voitures ostentatoires ne faisaient qu’exacerber ce sentiment de convoitise. Suspects à leurs yeux, ils « condescendaient » à se mêler à nos jeux.
Qui de nous deux proposa le premier une partie de football? Un après-midi ensoleillé, nous nous retrouvâmes sur un terrain improvisé mais convenable. Auparavant, sur l’herbe haute, nous prîmes un déjeuner copieux arrosé de vin rosé glacé et délicieux qui nous grisât rapidement.
Eux s’étaient contentés, en prévision du match, d’une légère collation pour ne pas « s’alourdir ». Tous étaient en uniforme d’un blanc impeccable, des casquettes pour protéger leur caboche vulnérable et des lunettes Ray Ban. Ils marchaient fièrement comme des coqs de combat, le goitre gonflé, le jabot frémissant, la crête redressée, les crampons de leurs chaussures de foot comme des ergots menaçants prêts à lancer un cocorico strident à tout venant. Une équipe impressionnante! C’était le Brésil contre le Maroc. Que dis-je le Brésil contre le Zimbabwe!
Prévoyants, ils emportèrent des oranges pour la mi-temps. Leurs groupies les suivaient en poussant des cris d’encouragement à l’unisson.
« Allez les blancs, allez les blancs, allez ! »
Notre « équipe», en comparaison, paraissait pitoyable. Nos tenues disparates se composaient de maillots de bain à peine séchés, de sandales et de T-shirts criards. Certains courraient pieds nus en poussant de petits cris perçants. La terre chaude, à cette heure de l’après-midi leur brûlait la plante des pieds. Peu enthousiastes par l’enjeu, ma grande amie Gigi, Françoise ma « girl-friend » officielle, l’incontournable Lison et quelques autres nous encourageaient faiblement, se tordant de rire devant cette formidable armada. Nos chances paraissaient minces malgré la meilleure volonté, ils doutaient de notre victoire éventuelle. Par déférence, on me nomma capitaine de cette glorieuse formation. Je savais à peine, à l’instar de mes compagnons de jeu, shooter le ballon, à fortiori dribbler, faire des passes et marquer.……À nous la Ste Adèle Football Association ! L’arbitre désigné, le Dr Kakon, dentiste renommé de Montréal siffla le début du jeu sous les regards désabusés de quelques spectateurs dont le folklore ne dérangeait pas outre mesure.
La partie commença. Très vite, ils se placèrent sur le terrain. Centre, avant-centre, ailier, défense, attaque, se passant la balle avec méthode. Nous, ne sachant comment nous positionner, on se contentait de crier « passe, passe, par ici ». Malgré notre manque d’expérience, les efforts de l’équipe adverse pour marquer des points s’avérèrent vains. L’équipe des blancs s’approchaient assez facilement de notre but. Dribblant comme en riant l’un d’entre nous, shootait. Rien! Notre gardien de but, Lili, choisi par hasard, démontra ses talents: un vrai mur! Il barrait tout systématiquement.
À la contre-attaque, bien que nous prenions tout à la légère, nous marquâmes par hasard un but au grand dam des Benarosh et de leurs acolytes inquiets de l’issue de la bataille. Une défaite, même accidentelle, les aurait achevé.
Mi-temps.
Leur fan-club, déçu, se retournait contre eux et nous encourageait à présent ! Nos airs égrillards contrastaient avec leur mine renfrognée maussade et courroucée. Ils s’engueulaient entre eux, se rejetant la faute mutuellement. Entre deux, ils mangèrent leurs oranges devenues amères. Quant à nous, nos rires s’amplifiaient, soutenus par les cris des filles. Nous étions heureux.
La partie reprit.
Passe, Passe, Dribble, Dribble, Shoote, Passe encore, zip zap. Passe ici, Shoote! Malgré leurs efforts désespérés, les minutes s’écoulaient inéluctablement sans qu’aucun but ne fût marqué. Leur frustration visible les poussa à nous bousculer méchamment. Quelques minutes avant la fin, un tir impeccable d’un de nos joueurs mit fin à leurs espoirs. Nous marquâmes un autre but percutant et précis. Goooooooaaaallll !!! Prudemment, nous nous retirâmes en défense. Désormais, nous tenions à notre victoire si imprévisible mais réelle à présent.
L’arbitre siffla la fin du match: 2-0. Nous étions vainqueurs!
Battue, la fameuse « Ste Adèle Football Association » ! Abasourdis, en pleine déconfiture, atterrée, ne comprenant pas le coup de théâtre, ils se regardaient consternés. L’un des Benarosh proposa, de façon absurde, une prolongation. Une prolongation? Mais pourquoi diable? Nous avions bel et bien gagné !
Nous exultions ! Notre joie éclatait au soleil comme des bulles. Nous dansions sur le chemin du retour arrosé de chansons et de sarcasmes adressés à l’équipe perdante. Le soir, autour d’un feu de camp improvisé, nous nous sommes retrouvés pour d’autres rires et autres chants d’amour. Au fond de nous, nous savions que ce tournoi, plus qu’une victoire ou une défaite, s’éternisait en nous comme un défi relevé et un pari gagné.
Au Maroc, c’était une autre vie faite de soleil, d’air marin le jour, de courses de motos le soir venu. Nous sommes toujours de notre enfance et ses résonances perpétuelles, ses bruits, ses rythmes, ses goûts, ses parfums, sa musique se confondent.
Cependant là, nous étions à Ste Adèle, près de Montréal, au Québec, au Canada, en Amérique du Nord, la vie était belle, tout nous réussissait, et nous savourions chaque instant comme si c’était le premier, comme si c’était le dernier !
Bob Oré Abitbol
Extrait de « Café Prag » sortie prévue Septembre 2014
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