Couscous à la conquête du monde
Originellement cuisinée par les Berbères du Maghreb, la précieuse graine est arrivée à Paris avec les pieds-noirs. Aujourd'hui, elle séduit Pékin.
Quand la Chine s'éveillera, elle mangera du couscous : tel est le rêve d'Adel Ben Rachid Rakrouki. Dans son restaurant, Le Petit Gourmand, installé dans le quartier des ambassades de Pékin, ce Tunisien affable et débrouillard, non content de faire les beaux jours des expatriés français et arabes, commence à initier les "golden boys" chinois aux délices du couscous royal. Poulet, agneau, merguez. "D'abord, ils admirent, ils dégustent des yeux, ils prennent leur temps, et puis ils commencent à manger et tous sont conquis", s'enflamme Adel, bien décidé à convertir de plus en plus de Pékinois au "riz arabe"
Retour à la case départ ? Selon certains, le couscous serait en effet originaire d'Asie. Pour d'autres il serait né au Soudan après le septième siècle. La majorité des historiens de l'alimentation situent toutefois cette naissance en Afrique du Nord. Des fouilles archéologiques n'y ont-elles pas révélé la présence d'ustensiles de cuisine, datant du IXe siècle et ressemblant fortement aux couscoussiers ?
Foin des querelles d'experts, c'est de passion qu'il s'agit ! Comme l'écrivent si bien Hadjira Mouhoub et Claudine Rabaa (Les Aventures du couscous, Ed. Sindbad, Actes Sud) : "Au commencement était la steppe et sur ces hautes terres qui furent fécondes s'est façonnée l'âme du Maghreb. (...) Elle nous parle du blé dur, brisé sous la meule en semoule coriace, et célèbre le couscous, nourriture entre les nourritures, portée par les gestes immuables, incantation ou ballet devant les plats où les mains, patientes et agiles à la fois, transforment le brut et le sec, en flocons légers comme le rêve". Le Maghreb, initialement peuplée par les Berbères, est conquis au XIe siècle par les Arabes qui l'islamisent et y découvrent la semoule, qu'ils nomment keskes, (de l'arabe koskossou : la poudre). Une légende voudrait que le nom vienne du bruit, Kousss-Kousss que ferait le pilon en broyant le blé.
"Semoule beurrée arrosée d'un bouillon de viandes de mouton, fraîche ou séchée avec quelques légumes, carottes, navets, carde, peut-être de la verdure, pas d'épices, sinon du sel, et servie avec du lait caillé ou du lait" : voilà le couscous originel décrit par Hadjira et Claudine. Il va se conjuguer de mille et une manières, prendre mille et une couleurs, s'imprégner de mille et un parfums, au fur et à mesure de son expansion territoriale.
Couvert de légumes dans les plaines côtières, il reste plus austère dans le sud. Rouge en Tunisie, où on le mange avec le poisson, comme le couscous d'automne à la raie, il a au Maroc le goût de toutes les épices du monde : poivre, cubèbe, galanga, noix muscade, cannelle, curcuma, cardamome, gingembre, feuilles de laurier, clou de girofle, nielle, cumin, carvi, coriandre, anis, fenouil thym origan, piment de Cayenne. Les Kabyles le mangent avec des petits haricots, les Andalous avec de la cannelle. On l'a vu aussi sur les riches tables du Portugal, sous les tentes des Libyens. En Mauritanie, le couscous de mil se déguste avec des lanières de viande séchée. Pauvre chez les pauvres, il sera riche chez les riches.
Au début du XXe siècle, le couscous est pratiquement inconnu en France, sinon dans quelques gargottes fréquentées par des ouvriers nord-africains. Les amateurs de grand large fréquentent, eux, des restaurants classés dans la rubrique "cuisine exotique" des guides touristiques. Durant l'Occupation, les autorités françaises font imprimer des tickets de rationnement spéciaux, marqués d'un croissant, pour les "indigènes" voulant se procurer de la graine de couscous.
La guerre se termine, l'économie française a besoin de bras. Venus d'Algérie, alors département français, des milliers de travailleurs arrivent en France. Mohand Kaci fait partie de cette armée de pauvres. En 1950, un seul billet en poche - pas d'argent pour le retour - il quitte sa Kabylie natale, les cultures en terrasse, la misère, pour tenter de gagner son pain en France. Il connaît les stations de métro, "le seul endroit où on pouvait dormir sans dire merci", ainsi que le raconte son fils, Serge, et débute comme laveur de train à Châtillon-Montrouge. En 1953, Mohand et un de ses amis achètent un café dans le 13e arrondissement. Le bistrot, où l'on fait à manger, midi et soir, pour les habitués, est alors le seul endroit où se rencontrent les immigrés après l'usine. "Le village sans les femmes", dit-on à l'époque. Le patron joue le rôle de chef de village. Parce qu'il a le téléphone, il reçoit les nouvelles du bled et les transmet aux uns et aux autres. "Va dire à Ali qu'il a un enfant et que c'est un garçon".
C'est lui, aussi, qui fait le couscous, devenu le plat principal, voire unique. Un couscous roboratif, qui rassasie ces hommes durs à la peine. Le samedi, on met la musique, on parle du pays, on danse. Parfois, mais bien peu souvent, on invite le "Français", camarade d'usine.
En 1956, débarquent aussi des juifs venant de Tunisie. Parmi eux, Andrée Zana-Murat. Elle raconte : " Comme d'habitude nous avons fait profil bas pour nous intégrer. Mes parents avaient pris une petite épicerie. Ma mère a bien entendu continué à faire le couscous. Les clients étaient attirés par les bonnes odeurs qui sortaient de la cuisine. Ils demandaient ce que c'était et maman, pour leur faire plaisir, leur en offrait". Et Andrée, qui écrit maintenant des livres de cuisine, d'évoquer le couscous au poisson "si léger, avec le poisson cuit à la dernière minute" ou encore le couscous du shabbat, "avec la menthe et toutes ces herbes qui lui donnent une légère couleur verte".
L'arrivée, à l'été 1962, de plusieurs centaines de milliers de rapatriés d'Algérie marque le vrai début de l'implantation du couscous en "métropole". Les pieds- noirs commencent à ouvrir des restaurants. Mimi de Guyotville, Chez Ficelle, Chichois : les enseignes, à elles seules, apportent un parfum nouveau. Le plus célèbre reste Charly de Bab El Oued. Une figure, Charly. Cent kilos, une faconde inimitable. Les photographes l'ont immortalisé, en janvier 1960, en train de préparer les repas pour les insurgés des barricades d'Alger. Charly recrée l'ambiance de la ville blanche. Au comptoir, les habitués peuvent, avec l'anisette, manger des brochettes et des merguez, dont la recette "ancestrale" a été transmise à Charly par Bonniche, le boucher de Bab El Oued. Le menu précise que le bol de Loubia (des haricots) est "offert aux Algérois et parfois aux Oranais et aux Tunisiens". La réputation de Charly va vite dépasser la communauté pied-noir. Les Français-de-France, séduits par l'ambiance et la qualité de la nourriture, commencent à affluer.
La "couscousmania" s'empare de la France. Le mouvement va être amplifié par l'arrivée de plus en plus massive de travailleurs originaires d'Algérie mais aussi du Maroc et de Tunisie. D'autant, qu'à partir de 1975, les dispositions sur le regroupement familial vont leur permettre de faire venir leurs familles. Les gargotes deviennent de "vrais" (petits) restaurants, avec pignon sur rue, et accueillent désormais une clientèle cosmopolite, où se mélangent allégrement l'étudiant fauché, le travailleur immigré ou le cadre en goguette.
Mohand Kaci suit le mouvement. En 1970, Avec Solange, son épouse, il crée un nouveau restaurant Le Progrès oriental. dans le 13earrondissement. Une grande partie de sa clientèle est européenne. Le couscous est plus sophistiqué. Finis les gros morceaux de légumes mis dans le bouillon. La graine aussi est mieux travaillée. Serge, le fils né en 1963, commence à aider ses parents.
Progressivement, le couscous va concurrencer les plats traditionnels. Les restaurants le proposent comme plat du jour. On le voit aussi arriver dans les cantines, plébiscité par les enfants des écoles. Il est parfois un peu sommaire. "La première fois que la cantine de l'école nous a servi un couscous, j'étais morte de rire", se souvient Andrée Zana-Murat. La chanson s'y met. "Fais-moi du couscous, chérie", rythme Bob Azzam.
Aujourd'hui, selon un sondage, publié dans le numéro de juin d'Elle à table, le couscous arrive en quatrième position sur la liste des plats préférés des Français, tout près des moules marinières, de la blanquette de veau, et du pot au feu mais loin devant la choucroute, le steak frites ou la ratatouille. Les Français consommeraient environ 75 000 tonnes de couscous par an.
Pourquoi le couscous s'est-il aussi bien implanté en France ? Claude Driguès, qui a pris la succession de son oncle Charly et préside maintenant aux destinées de deux restaurants Chez Charly et le Sud, boulevard Gouvion-Saint-Cyr, dans le 17e arrondissement de Paris, ne cherche pas longtemps la réponse. "Pourquoi ? Mais parce que c'est bon !". Il ajoute : " c'est aussi un plat festif, qui a fière allure. Et c'est enfin un plat complet, avec ses trois composantes immuables : semoule, légumes et viande"
Mais pour tous, le meilleur, voire "le seul" couscous, est d'abord celui de sa grand-mère, voire de sa mère. Un plat de femme, en tout cas. " Les hommes, on les a chassés !",plaisante aujourd'hui Khadiga, qui, avec sa sœur Faridah, dirige la cuisine du Tobsil, un des meilleurs restaurants de Marrakech. Il faut entendre cette petite femme, aussi large que haute, parler, un sourire dans les yeux, de sa manière de préparer la graine du couscous et des secrets qu'elle ne transmettra qu'à ses enfants !
L'industrie a vite compris l'intérêt qu'elle pourrait tirer de cet engouement. Là encore, les pieds noirs ont donné le la. Fondée en 1853 à Blida (Algérie), la maison Ricci imagine la première de sécher par une ventilation artificielle une graine toujours roulée et tamisée à la main. Créée en 1907 par Jean-Baptiste et Anaïs Ferrero, la maison du même nom met au point, en 1953, la première rouleuse mécanique de la graine. En 1973, les deux entreprises, rejointes par une autre maison d'Algérie, Cauchy, fusionnent et donnent naissance à Ferico. Le groupe produit aujourd'hui dix tonnes de couscous à l'heure, et exporte dans plus de 45 pays. Récemment, les dirigeants de Ferico, pour la première fois depuis 1962, se sont rendus en Algérie où ils espèrent bien exporter un jour. Voilà même que, pour être au goût du jour, l'entreprise a mis sur le marché un couscous au "blé complet biologique".
Revers de la médaille : près de trente mille boites de couscous en conserve, avec bouillon et viande séparés, sont aussi vendues chaque année dans l'Hexagone. Les amateurs, sans parler des puristes, peuvent être horrifiés par ces succédanés, comme ils le sont par les taboulés tout préparés, acides et chiffonneux.
Oublions le sacrilège. Mieux vaut s'attarder dans certains endroits où le couscous a pris ses lettres de noblesse. Chez Alain Passard, par exemple, qui, dans son trois étoiles de la rue de Varenne (Paris), l'Arpège, ose une "Jardinière de légumes, fine semoule à l'huile d'Argan" après avoir inventé une "harissa et jeunes carottes en léger couscous". Du grand art qui faisait écrire à Jean-Pierre Quélin, critique gastronomique au Monde : "Pourquoi tutoyer le diable quand on peut si commodément fréquenter les anges ?". Raymond Haddad, le patron de La Boule rouge, située dans le 9e arrondissement de Paris, pratique, lui, un œcuménisme réconfortant. "Ici, il y a des métropolitains, des nord-Africains et des Israéliens". Enrico Macias en a fait sa cantine. On raconte que le chanteur se fâcha tout rouge le jour où Raymond embaucha un chef français servant des plats du terroir. "Raymond, donne moi de la cuisine normale, s'il te plaît !".
L'éternité, maintenant. Quand Mohand Kaci s'est éteint en 2002, son fils Serge avait déjà pris le relais. Ouvert en 1990, L'Oriental, son restaurant de la rue des Martyrs, dans le 18e, offre un couscous classique. Loin des trop grandes sophistications, il est, selon les habitués, un des meilleurs de la capitale. "Après celui de ma grand mère", aimerait ajouter l'auteur de ces lignes.
José-Alain Fralon