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La confiscation des biens juifs en pays arabes

 

 

parJean-Marc Liling

Jean-Marc Liling, fonctionnaire du ministère de la Justice d’Israël, département de l’Assistance judicaire, service des Droits de Juifs originaires des pays arabes.

La dégradation continue du statut et de la sécurité personnelle des Juifs dans les pays arabes qui accompagna les progrès de l’entreprise sioniste en Palestine mandataire et la création de l’État d’Israël ainsi que la fin de l’ère coloniale au Moyen-Orient et en Afrique de Nord ont été le cadre de leur exode massif. Près de 70 % des 900 000 Juifs qui vivaient dans les pays arabes en 1948 s’établirent dans le nouvel État hébreu alors que les autres choisirent de reconstruire leurs vies dans les différents pays de la diaspora, surtout en France, au Royaume-Uni, au Canada, aux États-Unis et en Amérique latine.

L’étude suivante propose d’analyser la situation socio-économique de cette population avant la création de l’État d’Israël ainsi que les événements qui les poussèrent à l’émigration, surtout sur le plan économique. Même si l’histoire de chaque pays arabe présente des caractéristiques propres, même si la chronologie des événements qui poussèrent les Juifs à quitter ces pays varie d’un pays à l’autre, il est nécessaire de souligner – outre la dégradation générale de leur sécurité personnelle – l’état général de précarité économique et financière dans lequel ils furent placés et le rapport de cette précarité avec leur émigration.

Tout en soulignant que les conséquences économiques et financières qui ont accompagné cette émigration constituent la base du droit au dédommagement des pertes subies par les Juifs en terres arabes, il est cependant essentiel de préciser que, dans la grande majorité des cas, cette émigration ne fut pas consécutive à la détérioration de leur statut économique, mais à l’insécurité réelle qui s’était établie dans ces pays et qui les visait essentiellement. Il serait donc plus approprié de parler non pas d’« émigrants » juifs des pays arabes, mais bien de « réfugiés » juifs des pays arabes.

Les biens des Juifs d’Irak

En 1910, un rapport portant sur les Juifs d’Irak soumis par le Consulat britannique de Bagdad déclarait : « La communauté juive de Bagdad est, après celle de Salonique, une des plus importantes et prospères de Turquie… Les Juifs s’intéressent particulièrement au commerce. Ils monopolisent pratiquement le commerce local, et ni les musulmans ni les chrétiens ne peuvent rivaliser avec eux. Même les plus grands marchands musulmans doivent leur réussite à leurs employés juifs… Les Juifs s’enrichissent de jour en jour. »

Ce rapport, rédigé à une époque où les processus d’émancipation relative et de modernisation accélérée autorisaient une renaissance réelle pour les Juifs d’Irak, présente une image d’une communauté dynamique, active, possédant des contacts à l’étranger et jouant un rôle dominant dans l’import-export autant que dans le commerce local.

En fait, les Juifs membres des classes privilégiées et possédant de l’influence semblent avoir été de nombre relativement restreint. Au début du siècle, ceux-ci ne représentaient que 5 % de la population juive, alors que 35 % environ appartenaient aux classes moyennes, 55 % aux classes populaires et 5 % étaient indigents. Cette stratification sociale demeura plus ou moins jusqu’au départ massif des Juifs au début des années 1950, même s’il faut préciser qu’une mobilité sociale rapide vit se réduire le pourcentage de Juifs appartenant aux strates inférieures et augmenter celui des strates supérieures.

Les Juifs membres des classes privilégiées étaient pour la plupart impliqués dans le commerce, soit domestique soit international, et dans le secteur bancaire, ces sphères devenant de fait des « secteurs juifs » par excellence dès le début du xxe siècle. Deux facteurs principaux contribuèrent à leur monopole dans ces secteurs : leur aptitude à s’exprimer dans les langues européennes d’abord (encouragée notamment par le tissu d’écoles de l’Alliance israélite universelle) et surtout la création de communautés d’expatriés juifs irakiens qui leur offraient des débouchés commerciaux de par le monde, de Manchester et Londres à Shanghai en passant par Bombay, Calcutta, Rangoon et Hong Kong. Parmi les exemples les plus remarquables de grandes familles juives irakiennes établies à travers le monde : les Sassoon, les Kadoorie, les Gabay. En Irak même, les Juifs étaient tellement omniprésents sur les grands marchés de toutes les villes importantes du pays que l’activité commerciale de ceux-ci était interrompue le samedi, jour du Shabbat.

L’entre-deux-guerres fut une ère particulièrement propice à l’épanouissement culturel et à l’intégration économique des Juifs d’Irak au sein du pays. Les quelques années de Mandat britannique sur le pays encouragèrent les Juifs à rejoindre en grand nombre la fonction publique nationale et municipale – postes qu’ils gardèrent aussi avec l’accession de l’Irak à l’indépendance. À la fin des années 1930, les Juifs d’Irak se considéraient pour la plupart juifs de confession et arabes de nationalité.

Les Biens juifs à l’époque de la création de l’État d’Israël

Bien qu’il soit difficile de donner une évaluation précise de la valeur des biens privés et communautaires juifs à la veille de la création de l’État d’Israël, plusieurs estimations ont été fournies à différentes époques et par différents organismes israéliens et de Diaspora, mais celles-ci demeurent approximatives.

Le document le plus complet étant à la disposition des organismes représentatifs des Juifs d’Irak détaille l’enregistrement des biens – meubles et immeubles – des Juifs pour la seule ville de Bagdad. Réalisé en 1951 à l’initiative de Mordechai Ben Porat, à l’époque responsable au nom de l’État d’Israël de l’immigration des Juifs irakiens vers Israël, ce document n’a jamais été publié et son contenu ne devrait être révélé que dans le cadre de l’engagement de négociations sérieuses portant sur le dédommagement des Juifs d’Irak. L’évaluation des biens juifs irakiens ne peut donc être – en l’état actuel des choses – qu’une extrapolation approximative des documents à la disposition du ministère israélien de la Justice.

Selon une estimation préparée en 1948 par le département Moyen-Orient du ministère israélien des Affaires étrangères, la valeur des biens des Juifs ayant quitté l’Irak à cette date se chiffrait à plus de £ 10 millions, dont 10 % seulement appartenaient à des Juifs ayant immigré en Israël. Un autre document de la même époque évoquait un montant de £ 55 millions. Un troisième document – un mémorandum du gouvernement israélien daté de novembre 1948 – estimait le total de la valeur des biens des Juifs irakiens ayant immigré en Israël à 50-150 millions de livres sterling. Un rapport rédigé par l’un des émissaires de l’aliya à Bagdad évoque un montant de 150-250 millions de dinars ($ 450-600 millions de dollars actuels).

À partir de 1949, des milliers de Juifs originaires d’Irak ayant immigré en Israël demandèrent des dédommagements pour leurs biens abandonnés en Irak. Les analyses des ces plaintes indiquent des pertes matérielles de nature variée, dont certaines se montent à des sommes modestes alors que d’autres présentent des demandes de compensation considérables. Si l’on considère que seule une minorité des Juifs d’Irak ayant immigré en Israël présentèrent des demandes de dédommagement, il demeure difficile d’évaluer la valeur totale des biens ayant appartenu aux Juifs d’Irak et ayant été abandonnés par eux. Cependant, si les chiffres qui sont à la disposition du ministère israélien de la Justice constituent une indication moyenne des droits de propriété des Juifs d’Irak, le total de leurs demandes de compensation pourrait s’élever à plusieurs milliards de dollars en valeur actuelle.

Les mesures de nature économique à l’encontre des Juifs d’Irak après 1948

Les conditions de vie des Juifs d’Irak se dégradèrent rapidement après la création de l’État d’Israël. Dès 1948, un amendement au supplément de 1938 du Code pénal de Bagdad fit du sionisme (ainsi que de toute activité sioniste) un crime passible d’une peine d’emprisonnement de sept ans. Perçus par les autorités irakiennes comme des agents sionistes, les Juifs de Bagdad surtout furent dès lors soumis à des perquisitions domiciliaires de la part des autorités policières irakiennes pendant lesquelles de nombreux biens furent soit endommagés, soit confisqués ou volés. Ces mesures de nature économique dont furent victimes les Juifs eurent aussi comme effet secondaire de dissuader les débiteurs arabes de rembourser leurs dettes aux Juifs.

De manière plus directe, les Juifs furent, à partir de 1948, victimes de toute une série de mesures discriminatoires de caractère économique. Sous le couvert de lois présentées comme générales – notamment la loi portant sur l’impôt sur le revenu – les autorités entreprirent de détruire les sources de revenu des Juifs d’Irak. Il fut rapidement interdit aux Juifs de souscrire à des emprunts et hypothèques dépassant la somme de 1 500 dinars s’ils n’étaient pas en mesure de prouver que cette somme ne serait pas virée vers Israël. À la même époque, des centaines de Juifs furent licenciés des services publics irakiens et le gouvernement irakien imposa à de nombreuses compagnies étrangères le licenciement de leurs employés juifs (peut-être plus de 1 500 au total). À partir de septembre 1948, les Juifs furent exclus de toute occupation ayant un rapport quelconque avec l’import-export et interdits de contracter des contrats publics quels qu’ils soient.

La déchéance de la citoyenneté et le gel des biens des Juifs d’Irak

En mars 1950, dans un contexte de crise économique et d’inflation galopante, le gouvernement irakien décida d’autoriser le départ/l’émigration des Juifs d’Irak, et ce par le biais d’une loi « Portant déchéance de la Citoyenneté Irakienne » devant s’appliquer à tout Juif qui demanderait à émigrer vers Israël. Cette loi s’accompagnait de dispositions très strictes sur le transfert de biens de propriété hors du pays : par exemple, un enfant de l’âge de 10 ans ne pouvait prendre avec lui que 20 dinars, une personne de 20-30 ans 30 dinars et ceux de plus de 30 ans 50 dinars, c’est-à-dire 200 $ de l’époque. De très strictes limites furent imposées sur le type d’habits et de bijoux autorisés à être emportés. Le reste des biens appartenant aux candidats à l’immigration vers Israël devaient obligatoirement être vendus, souvent à des prix imposés et ne dépassant pas 10 % de leur valeur réelle. Toutes ces mesures devaient bien entendu permettre au gouvernement irakien de faire main basse sur les biens considérables dont les Juifs étaient les propriétaires et ce sans autre possibilité ce recours.

La situation économico-financière des Juifs d’Irak empira encore avec le vote par le Parlement irakien de la loi du 10 mars 1951 gelant les biens juifs irakiens. Le ministre des Finances ordonna la fermeture de toutes les banques afin d’empêcher toute transaction de la part de Juifs possédant la nationalité irakienne. La même loi autorisa la fermeture et la séquestration de tous les magasins et entrepôts appartenant à des Juifs. En outre, les autorités ne firent rien pour éviter le pillage systématique de ces mêmes magasins et entrepôts par les populations locales. Ajoutés à cela furent les très nombreux cas d’agressions et de vols – souvent en plein jour – dont les Juifs furent les victimes et qui étaient destinés à les dépouiller de l’argent et des biens qu’ils espéraient tant bien que mal emporter avec eux.

Le choc et le désespoir des Juifs qui furent la conséquence de ces mesures poussèrent nombre d’entre eux à vendre leurs biens les plus chers à n’importe quel prix. À la demande du gouvernement, tout Juif dont la nationalité avait été révoquée devait être automatiquement licencié.

Le départ massif des Juifs au début des années 1950 (près de 125 000 d’entre eux) ne fit rien pour améliorer le sort de ceux qui choisirent de rester en Irak (environ 5 000). En 1968, le gouvernement irakien fit passer un certain nombre de lois limitant davantage encore les possibilités économiques des Juifs vivant en territoire irakien. Entre autres, ces lois accordaient au ministre de l’Intérieur le contrôle intégral sur toute somme d’argent due à un Juif en contrepartie d’une vente ou d’une location d’un bien appartenant à un Juif. Les mesures interdisant aux Juifs de recevoir des permis d’import-export furent renforcées. Les quelques fonctionnaires juifs ayant été réintégrés dans différents services publics furent de nouveau tous licenciés.

Interdits de travail, la situation des Juifs se dégrada encore au début des années 1970, de telle sorte que l’émigration – désormais illégale et donc périlleuse – apparut comme la seule issue pour la quasi-totalité des Juifs demeurés en Irak. Des centaines d’entre eux émigrèrent ainsi dans le courant des années 1970, abandonnant leurs biens mobiliers et immobiliers, leurs comptes en banque gelés, etc. Il ne reste en Irak plus qu’une centaine de Juifs.

Les biens des Juifs d’Égypte

Il serait difficile de décrire en quelques lignes la place centrale des Juifs dans le développement économique de l’Égypte de la fin du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle. Dans le domaine agricole, on leur doit l’exploitation industrielle de la canne à sucre avec entre autres la création des sucreries et raffineries d’Égypte. Les Juifs participèrent à la création de la Société des chemins de fer du Delta et de la ligne de chemin de fer de Haute-Égypte, et grâce au développement des transports, contribuèrent à l’expansion urbaine et industrielle de la ville du Caire. L’apport juif au développement d’Alexandrie fut de même tout à fait remarquable.

Associés à des capitaux français, anglais et autres, on retrouve des Juifs d’Égypte dans les conseils d’administration de pratiquement toutes les banques qui s’installent en Égypte à la fin du xixe siècle : de la National Bank of Egypt, qui devait devenir la Banque d’Émission puis la Banque centrale du pays, au Crédit foncier égyptien et, après la Première Guerre mondiale, la Banque Misr, qui devait jouer un rôle capital dans le développement industriel du pays. Les grands magasins d’Égypte furent pratiquement tous fondés par des familles juives : Adès, Cicurel, Chemla, Gattegno. On retrouve le nom de Cattaoui Pacha (des sucreries et raffineries d’Égypte) parmi les fondateurs notamment de la première université égyptienne à Guizeh près du Caire, de la Société royale d’économie politique et du conseil d’administration de la Compagnie universelle du Canal de Suez.

À côté des grandes familles d’entrepreneurs, banquiers et commerçants juifs, la grande masse des Juifs d’Égypte s’intégra rapidement dans le processus de développement économique du pays. Poursuivant leurs activités traditionnelles de commerce et d’artisanat, ils contribuèrent à donner au pays, avec d’autres minorités, les milliers de cadres actifs qui lui faisaient défaut, notamment dans les banques et dans les nouvelles entreprises privées qui se créaient. Fréquentant en grand nombre les écoles étrangères qui s’installaient en Égypte – Jésuites, missions laïques françaises, écoles de l’Alliance française et de l’Alliance israélite universelle – et bénéficiant d’un enseignement avancé, les Juifs devinrent rapidement des intermédiaires très utiles entre la population égyptienne et l’Europe, principal partenaire commercial du pays.

C’est durant les années 1940-1946 que les communautés juives d’Égypte connurent leur apogée sur le plan économique. La situation plus ou moins neutre dans laquelle se trouva l’Égypte pendant la Seconde Guerre mondiale, l’accumulation de stocks considérables de marchandises qui s’arrachaient à prix d’or au cours des années de crise, l’éclosion de toute une série d’industries locales due aux difficultés d’importation – tout cela fut propice à un développement rapide et considérable du pays dont les Juifs, avantageusement positionnés, bénéficièrent particulièrement. Les banquiers et les commerçants réalisèrent des profits exceptionnels, l’imposition des profits étant alors à l’époque quasi inexistante. Un certain nombre d’entre eux se transformèrent en industriels, utilisant principalement la matière première du pays, le coton.

En 1945, on retrouve un « establishment » juif singulièrement élargi et différent du passé. Aux anciens « pachas » de la communauté (les Cattaoui, Suarès, Menasce, Mosseri, Rolo) s’ajoutent de nouveaux noms et de nouvelles spécialisations : des banquiers « privés » au côté des grandes banques internationales (Zilkha, Schouella, etc.), des commerçants dans le commerce de gros – notamment ceux du quartier El Hamzaoui au Caire – dont une majorité des plus importants sont juifs, des commerçants de coton (plus de la moitié des sociétés exportatrices de coton étaient juives). À cette époque, les Bourses des valeurs, à Alexandrie et au Caire, sont en majorité juives (celle du Caire, sous la présidence d’Émile Lévy, interrompait ses activités le jour de Rosh Hashana et deKippour). Les Juifs occupent également une place très importante dans les métiers dits libéraux : avocats aux Tribunaux mixtes (compétents pour les litiges impliquant des étrangers) puis aux tribunaux égyptiens, journalistes (principalement des journaux de langue française), médecins, pharmaciens, entrepreneurs immobiliers ou encore exportateurs.

L’image générale de prospérité de la communauté ne doit pas faire ignorer le fait qu’une partie importante (peut-être plus de 60 %) de la communauté juive d’Égypte faisait partie des classes moyennes inférieures, petits commerçants et même des populations indigentes des villes égyptiennes. Cela étant dit, leurs perspectives économiques leur semblaient souvent prometteuses, telle avait été leur mobilité sociale au cours des premières décennies du xxe siècle.

Globalement, représentant moins d’un demi pour cent de la population du pays, les Juifs d’Égypte occupaient une place de tout premier plan dans toutes les activités financières et commerciales à caractère international, une place très importante dans le commerce de gros et de détail ; ils avaient réussi à créer et à développer de nombreuses industries locales, notamment textiles ; les Juifs caraïtes dominaient le commerce de l’or et l’orfèvrerie artisanale. Les Juifs fournissaient à l’Égypte des milliers de cadres compétents et actifs pour la gestion des établissements financiers, commerciaux et industriels.

L’expulsion des Juifs à la suite de la campagne de Suez en 1956

Contrairement au cas irakien et à ce qui se produisit dans d’autres pays arabes, il semblerait que les mesures discriminatoires de caractère économique et financier à l’égard des Juifs – bien qu’ayant été prises par le biais de dispositions légales et réglementaires, telle la Proclamation numéro 26 établissant un régime pour la gestion des biens des personnes internées ou mises sous surveillance, prise dès le mois de mai 1948, conséquemment à la création de l’État d’Israël – concernaient les biens de particuliers juifs fortunés et non pas la communauté juive dans son ensemble. En 1948, personne n’avait officiellement mis en doute la loyauté de la communauté juive d’Égypte envers l’État égyptien. Bien que des incidents antijuifs se soient produits avant, pendant et directement après la guerre d’indépendance d’Israël de 1948 et qu’il y ait eu des cas de confiscations de biens juifs à cette époque, il semblerait que les autorités égyptiennes aient tenté de limiter les dégâts causés aux Juifs afin d’éviter de porter une atteinte grave à l’économie égyptienne. De fait, seul un nombre relativement bas de Juifs émigrèrent en Israël à la suite de ces mesures : sur une population juive de plus de 75 000, environ 17 000 s’installèrent en Israël entre 1948 et 1951, et 6 000 autres Juifs émigrèrent vers des pays autres qu’Israël.

C’est surtout avec l’arrivée au pouvoir – dans le courant des années 1950 et dans la foulée de la révolte des officiers – de Gamal Abdel Nasser que la situation des Juifs, considérés comme une « cinquième colonne », se dégrada réellement. De nombreux hommes d’affaires juifs – en particulier les plus fortunés parmi eux – pressentirent les menaces contre eux ainsi que l’éventualité de leur départ d’Égypte et commencèrent à vendre leurs biens (notamment leurs magnifiques villas du Caire et d’Alexandrie), leurs commerces et entreprises. Même si ces transactions étaient entièrement légales sur la forme, elles étaient le plus souvent faites dans l’urgence et dans des conditions ne permettant pas de recevoir une contrepartie de valeur juste/réelle.

À la conclusion de la campagne de Suez à la fin de l’été 1956, la situation des Juifs devint des plus précaires. Le 1er novembre, en plein milieu des combats se déroulant dans le Sinaï et à Port-Saïd, Nasser ordonna l’expropriation et la nationalisation automatique de toute propriété anglaise et française dans le pays. Deux jours plus tard, ce décret fut étendu à toute personne de confession juive résidant en Égypte ainsi qu’à toute personne dite « suspecte », « sous supervision » ou soupçonnée d’avoir été mêlée à des « activités mettant en cause la sécurité nationale ». Ces décrets permettaient à des tuteurs officiels nommés par Nasser de disposer de tout bien étant sous leur autorité, de dissoudre les sociétés sous leur tutelle, de déduire de la somme des ventes/dissolutions des biens saisis une taxe supplémentaire pour dommages résultant des combats ainsi qu’une somme supplémentaire (de 10 %) pour les « services » rendus par eux.

Un rapport réalisé à l’époque de la crise de Suez par des experts américains au sujet de l’application par les autorités égyptiennes des mesures susmentionnées démontre que des 486 personnes dont la propriété fut expropriée dans la semaine suivant l’application du décret, au moins 95 % étaient de confession juive. On estime à plus de 500 le nombre de sociétés et entreprises appartenant à des Juifs et ayant été expropriées entre novembre 1956 et mars 1957 et à plus de 800 le nombre de sociétés dont les biens furent gelés. Il faut ajouter à cela les centaines d’employés juifs de ces sociétés et entreprises qui furent licenciés du jour au lendemain, sans que quelque compensation financière leur soit accordée. En outre, il fut désormais interdit aux Juifs de fonder de nouvelles sociétés. À cette même époque, les Juifs membres de professions libérales – médecins, avocats, ingénieurs – furent exclus de leurs Ordres professionnels et par là même interdits de pratiquer leurs professions. De manière générale, souvent avec l’encouragement des autorités policières, les magasins juifs souffrirent d’un boycott répandu. Des descentes de police ou d’officiers de l’armée égyptienne au cours desquelles on obligeait les Juifs à signer des déclarations acquiesçant à l’expropriation de leurs biens ou de leur « désir » de quitter l’Égypte en cédant leurs biens aux autorités policières ou à l’armée devinrent monnaie courante. Souvent, les déclarations signées par des Juifs acquiesçant à l’abandon de leurs biens servait de monnaie d’échange pour les autoriser à émigrer vers d’autres pays. De manière générale, le message des autorités égyptiennes à l’égard des Juifs d’Égypte était sans ambiguïté : le choix d’abandonner leurs biens et de quitter l’Égypte le plus rapidement possible était le seul à pouvoir assurer leur sécurité et les protéger d’actes de violence qui n’étaient nullement réprimés ou empêchés par les autorités officielles.

Les Juifs les plus fortunés, dont un nombre important était de nationalité anglaise ou française, furent touchés par la vague d’expropriation des biens anglais et français qui suivit la campagne du Suez de 1956. Un des exemples les plus frappants fut celui de la famille Samucha d’Alexandrie, une famille ayant la nationalité britannique qui possédait des dizaines de dunams de terrains dans les quartiers les plus chics de la ville et dont la fortune familiale était évaluée à l’époque à près de 15 millions de livres sterling. La famille Samucha fut dédommagée en 1958 à l’ordre de quelque 3 millions de livres grâce à un accord entre le Royaume-Uni et l’Égypte et perdit donc plus de 10 millions de livres sterling, soit £ 100 millions en valeur actuelle. D’autres grandes familles juives d’Égypte – les Cicurel, les Mosseri, les Adès, les Chemla – subirent un sort similaire en voyant leur entreprises, magasins, résidences personnelles saisies, expropriées ou nationalisées et ne recevant que de maigres compensations.

En 1957, Max Henig, un diplomate suédois en poste au Caire, estima dans une correspondance professionnelle que la base économique des Juifs vivant en Égypte avait été réduite à néant et que leur avenir dans ce pays était désespéré. De novembre 1956 à juin 1957, plus de 22 000 Juifs quittèrent l’Égypte en y abandonnant la plus grande partie de leurs biens.

Seule une petite partie des Juifs de nationalité française et anglaise ayant vécu en Égypte reçurent quelques compensations pour leurs biens abandonnés en Égypte et ce grâce à des accords signés entre la France, l’Angleterre et l’Égypte. Une analyse critique de ces accords permet cependant de relever qu’ils étaient remplis de clauses défavorables à une compensation équitable et réelle et que des obstacles juridiques quasi insurmontables empêchaient de fait la restitution des biens qui avaient déjà été revendus par ceux qui les avaient saisis. Il va sans dire que les Juifs apatrides ou possédant la nationalité égyptienne furent plus laissés encore que les autres.

Il faut souligner le fait que les spoliations de cette époque ne furent pas limitées aux seuls Juifs. D’autres communautés étrangères, comme par exemple la communauté grecque, furent frappées de mesures d’expulsion à l’encontre de leurs ressortissants. L’Égypte se retrouvait de fait privée des populations et des secteurs les plus dynamiques de son économie.

L’enregistrement des réclamations de dommages-intérêts des Juifs d’Égypte

Dès la fin des années 1950 et à l’initiative de l’Association des Immigrants égyptiens en Israël, le gouvernement israélien mit en place une commission dont la mission était d’enregistrer les plaintes de Juifs ayant été contraints à abandonner leurs biens en Égypte lors de leur départ précipité de ce pays. Bien que le recensement des biens privés et communautaires des Juifs égyptiens fait par le gouvernement israélien ne soit pas complet, il est clair que l’évaluation de ces biens expropriés ou abandonnés en Égypte se monte à plusieurs milliards de dollars en valeur actuelle. Il faut ajouter à cette somme les estimations qui concernent les biens communautaires des Juifs d’Égypte – biens dont une partie très importante se situaient à Alexandrie – et qui pourraient se monter à une valeur totale de plusieurs centaines de millions de dollars.

Aucune action réelle n’a été entreprise pour récupérer ou obtenir une compensation pour les biens des Juifs d’Égypte. L’accord de paix israélo-égyptien de 1979 stipulait bien que serait établie une commission devant analyser et offrir des solutions aux contentieux économiques et financiers entre Israël et l’Égypte. Il est un fait que ni les Israéliens ni les Égyptiens ne poussèrent à la création de la susdite commission.

L’Égypte a cependant fait passer une loi en 1980 concernant la gestion des biens de propriété nationalisés sous le régime de Nasser. Cette loi porte sur toute propriété ayant été nationalisée pour des raisons idéologiques ou politiques et rend possible le paiement de dédommagements limités, en fonction de la valeur des dits biens à la date de leur nationalisation, sans ajustement pour inflation ou intérêt. Malheureusement, peu d’avocats égyptiens sont disposés – même aujourd’hui – à représenter les intérêts des Juifs originaires d’Égypte, l’Association du Barreau égyptien étant une des principales institutions de ce pays refusant encore toute forme de normalisation avec l’État d’Israël.

Aujourd’hui, il ne reste en Égypte qu’environ deux cents Juifs.

Les biens des Juifs de Libye

La communauté juive de Libye comptait plus de 38 000 Juifs en 1948 et 36 000 d’entre eux émigrèrent vers Israël peu après la création de l’État hébreu, lorsque la situation de cette communauté devint des plus précaires. Le reste d’entre eux quittèrent eux aussi la Libye, et émigrèrent surtout vers l’Italie.

Les pertes matérielles des Juifs de Libye, bien que n’ayant pas fait l’objet d’une appréciation détaillée, restent importantes et variées. Ce qui distingue ces pertes de celles d’autres communautés juives des pays arabes est l’importance des biens fonciers, notamment de terrains agricoles, ayant été acquis par des particuliers juifs.

Leur départ ayant été interdit par la loi, la plupart des Juifs libyens durent quitter la Libye de manière illégale et clandestine et furent donc contraints à abandonner la grande majorité de leurs biens. Le président Khadafi, arrivé au pouvoir en 1969, déclara la confiscation officielle de tous les biens juifs – privés et communautaires – et annonça qu’il n’y aurait pas de recours pour obtenir des dédommagements de la part des autorités libyennes.

Les biens des Juifs de Syrie

En 1943, quelque 30 000 Juifs habitaient en Syrie – la plus grande communauté étant celle d’Alep, avec 17 000 Juifs, suivie de près par la communauté de Damas, avec 10 000 Juifs environ. Une minorité d’entre eux seulement faisait partie des classes aisées et des classes moyennes, la plupart d’entre eux étant issus de la petite bourgeoisie et gagnant leur vie dans des activités traditionnelles (travail du fer, petits commerces, etc.).

Les années 1940 virent l’arrivée en Palestine mandataire de milliers de Juifs syriens décidés à rejoindre l’aventure sioniste. L’aliya étant illégale au regard des autorités mandataires britanniques et l’immigration se faisant dans le secret, les Juifs qui quittèrent la Syrie à cette époque durent de fait y abandonner la plupart de leurs biens. Bien qu’il leur fût possible de vendre leurs biens, cette possibilité était en fait limitée par la nécessité de rester discret quant aux raisons de la vente ainsi que par la pression de vendre dans un délai limité dans le temps et les obligeant souvent de vendre à perte.

La situation des Juifs syriens empira de manière significative à la suite de la création de l’État d’Israël. Le surlendemain de la décision sur le partage de la Palestine en deux États, la ville d’Alep fut la scène d’un pogrom important pendant lequel de nombreux Juifs furent tués ou blessés et de nombreuses synagogues, habitations et magasins juifs détruits. Au-delà des manifestations de violence spontanée, le mois de décembre 1947 vit l’adoption de quantité de mesures officielles-gouvernementales à l’encontre des Juifs – notamment le licenciement de nombreux fonctionnaires juifs – qui rendirent le quotidien de ceux-ci de plus en plus précaire. Fin décembre, le gouvernement syrien décida de l’interdiction pour les Juifs de vendre meubles et immeubles, obligeant de fait les Juifs désirant quitter la Syrie à y abandonner tous leurs biens. À partir de ce moment, l’ensemble des biens juifs furent de fait bloqués ou gelés. Les recours pour dettes dues aux Juifs devinrent impossibles et les dettes elles-mêmes irrécouvrables. Peu après, en janvier 1948, vinrent les limites imposées aux Juifs désirant se rendre à l’étranger – la nécessité rarement accordée de se procurer des permis de voyages spéciaux – qui firent d’eux des otages dans leur propre pays. Le départ clandestin de Juifs était fréquemment suivi de représailles contre leurs voisins ou contre les membres de leur famille restés en Syrie – ce qui compliqua d’autant plus leur départ éventuel.

La situation des Juifs syriens ne cessa de se dégrader. Nombreux furent les cas, au cours des années 1950 et 1960, où les Juifs furent forcés de quitter le pays sans que leur soit accordé de délai préalable ou de possibilité d’emporter ou vendre leurs biens. L’année 1956 vit le regroupement des Juifs dans des quartiers-ghettos leur étant destinés. Des campagnes officielles de désinformation et de diffamation furent fréquemment montées contre les Juifs – cela attirant sur eux l’hostilité des populations locales.

La guerre des Six Jours de juin 1967 et surtout l’arrivée au pouvoir de Hafez el-Assad en 1970 furent l’occasion d’une grave détérioration de la situation des Juifs de Syrie. En plus des mesures déjà en place, il fut désormais interdit aux Juifs d’être raccordés au réseau téléphonique et leurs permis de conduire furent annulés ou déclarés non renouvelables. En plus de la quasi-impossibilité pour les Juifs d’être embauchés dans la fonction publique ou d’être acceptés dans différentes organisations professionnelles – ce qui leur barrait de fait l’accès à de nombreuses professions – les Juifs souffrirent du boycott quasi officiel de leurs magasins, notamment par l’armée, la police et autres forces de sécurité. Au début des années 1970, les Juifs demeurant encore en Syrie étaient dans un tel état d’appauvrissement qu’ils dépendaient pratiquement pour leur survie de l’aide de leurs familles établies à l’étranger, surtout aux États-Unis.

Un rapport remis à l’Agence juive au milieu des années 1990 par le rabbin Avraham Hamra – le dernier grand rabbin de Syrie et désormais le grand rabbin de la communauté syrienne en Israël – décrivait la situation économique et financière des Juifs syriens à la veille de l’autorisation générale d’immigration leur ayant été accordée en 1992 comme étant désespérée. Les biens juifs gelés ou confisqués par les autorités syriennes lors des départs des Juifs du pays étaient désormais sous le contrôle et la tutelle exclusive du « Comité palestino-syrien » autorisé à gérer ces biens et à recevoir les loyers payés par leurs occupants (fréquemment des réfugiés palestiniens). Parmi les biens immobiliers gérés par le « Comité » se trouvent la quasi-totalité des habitations du quartier juif de Damas (un quartier très central avec des habitations de haute valeur) ainsi que de nombreux domiciles et maisons privées à Alep et Kamishili. Seules 22 synagogues de Damas et 3 d’Alep sont encore sous le contrôle de la petite communauté juive syrienne (une centaine de personnes environ).

Les biens des Juifs du Liban

La naissance du Grand Liban en 1920, et sa constitution en République libanaise en 1926, transforma les Juifs du Liban (environ 3 500 Juifs en 1922) en une des communautés reconnues de ce pays. Des droits égaux leur ayant été accordés, les Juifs du Liban se fondirent rapidement dans le tissu économique, social et culturel libanais. La prospérité générale et le modèle de démocratie que semblait présenter le Liban y attira de nombreux immigrants, notamment des Juifs. À la fin des années 1930, on estime à 7 000 la population juive du seul Beyrouth.

Il n’y a aucun document officiel décrivant les activités économiques et professionnelles des Juifs du Liban, mais les témoignages nombreux indiquent que la majorité d’entre eux étaient des commerçants, souvent prospères. On retrouve alors quelques familles juives dans le secteur bancaire (Zilkha, Safra, Safadieh) et dans le secteur de l’import-export. Le liens des Juifs du Liban avec les Juifs de Palestine, de Syrie et d’Irak étaient un atout précieux dont ils surent tirer profit dans le développement de leurs affaires.

La guerre israélo-arabe de 1948 ne semble pas avoir eu de répercussions graves sur la vie des Juifs de Liban. Les Juifs de ce pays se considéraient citoyens loyaux du Liban et certains d’entre eux servirent même à cette époque au sein de l’armée régulière libanaise. Les Juifs, en majorité issus de la bourgeoisie libanaise et actifs dans les secteurs du commerce et de la banque, profitèrent de l’expansion économique du Liban des années 1950 et 1960. Le fait que le Liban demeura un État ouvert et tolérant en fit d’ailleurs le seul pays arabe dont la population juive gagna en importance après la première guerre israélo-arabe. De plus, le Liban devint pour un temps un point de transit pour les Juifs des pays arabes – surtout syriens – en direction d’autres pays, surtout Israël, les États-Unis et certains pays d’Europe.

La première « guerre civile » libanaise de 1958 annonça le premier départ important des Juifs du Liban vers d’autres pays. Ce départ ne concerna cependant – dans un premier temps – que les Juifs syriens s’étant installés au Liban et qui n’avaient pas réussi à réellement s’implanter dans le pays. Leur départ fut le résultat de l’instabilité générale et de la crainte générée par elle, non pas le résultat d’événements spécifiquement antijuifs. Le départ massif des Juifs du Liban à la fin des années 1960 et au début des années 1970 fut lui aussi le résultat de l’instabilité croissante des conditions de vie au sein du pays et des conséquences néfastes de la guerre civile libanaise. En 1976, les Juifs qui se réfugièrent en grand nombre dans les stations de montagne des alentours de Beyrouth retrouvèrent à leur retour leurs magasins et appartements de Beyrouth pillés ou détruits. Le délabrement des institutions officielles dans le pays était tel qu’il leur fut impossible de recevoir des dédommagements. Ceux qui tentèrent de faire reprendre leurs affaires en furent découragés par la reprise des hostilités.

D’une communauté de plus de 4 000 membres au début des années 1970, la communauté juive du Liban ne comptait en 1980 pas plus de 200 personnes. La plupart d’entre eux émigrèrent vers l’Europe, les États-Unis et le Brésil alors qu’une minorité seulement choisit l’aliya vers Israël.

Les biens des Juifs du Maroc

La plus grande aliya des pays arabes fut celle des Juifs marocains. Sur plus de 300 000 Juifs marocains, au moins 265 000 s’installèrent en Israël entre 1948 et le début des années 1980. L’émigration des Juifs du Maroc débuta surtout vers la fin des années 1940, à la suite de la création de l’État d’Israël, mais une autre vague importante d’immigration eut lieu à la suite de l’indépendance du Maroc en 1956.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs occupaient dans l’économie du Maroc une place importante. Quel que fût le retard pris par le Maroc par rapport à la Tunisie et à l’Algérie dans son développement économique, son évolution générale fut identique, et s’il faut noter une différence, ce serait la rapidité du passage des Juifs marocains d’une économie de type préindustriel et souvent misérable aux structures d’une économie moderne dont ils constituaient un facteur indispensable à l’heure où le protectorat français touchait à sa fin. Délaissant notamment le commerce de l’argent – fonction économique le plus souvent réservée aux Juifs au sein des sociétés musulmanes traditionnelles – les Juifs se tournèrent en nombre de plus en plus important toujours vers des activités et professions créatrices et nécessitant une qualification préalable.

Le sort des biens ayant appartenu aux Juifs du Maroc n’est encore que peu documenté et il est donc encore très difficile d’estimer l’ampleur et la valeur des pertes matérielles des Juifs ayant émigré du Maroc. Il semble que les Juifs aisés ayant immigré pour la plupart dans des pays autres qu’Israël aient réussi à emporter une partie de leurs biens ou à les liquider – bien que souvent dans des conditions défavorables – alors que certains, pris de panique à la suite des diverses guerres opposant Israël aux pays arabes, abandonnèrent tout bonnement une partie importante de leurs biens. Le destin des biens privés des Juifs ayant quitté le Maroc vers Israël – dont un grand nombre n’était que peu fortunés – est plus difficile à déterminer. On peut cependant tout de même avancer qu’une communauté de cette importance a laissé au Maroc des biens communautaires se montant à des centaines de millions de dollars.

Il est important de préciser que la communauté juive marocaine a été relativement moins inquiétée que d’autres communautés juives du Maghreb et des pays arabes et a bénéficié d’une protection gouvernementale officielle aussi bien sous le règne du roi Mohammed V que du roi Hassan II. Cela n’empêcha cependant pas certains actes de violence commis à l’encontre de membres de la communauté juive ou de biens communautaires, surtout en contrecoup aux guerres israélo-arabes de 1967 et 1973.

L’intégralité des biens communautaires juifs n’a fait l’objet d’aucune indemnisation, et une partie seulement est aujourd’hui administrée par la communauté juive demeurant encore au Maroc (4 000 Juifs environ, surtout à Casablanca).

Les biens des Juifs d’Algérie

Plus de 140 000 Juifs vivaient en Algérie à la veille de la décolonisation en 1962. Bénéficiant bien plus tôt que d’autres Juifs du Maghreb d’une émancipation économique, les Juifs d’Algérie virent rapidement leur rôle économique pénétré d’influences occidentales. Parlant l’arabe aussi bien que le français, ils surent avant les autres profiter du rôle d’intermédiaire entre Français de métropole et musulmans pour s’intégrer dans le tissu économique de l’Algérie.

Dès l’entre-deux-guerres, les Juifs d’Algérie jouaient un rôle important et largement disproportionné dans les secteurs du commerce et de la banque ainsi que dans le travail des étoffes, vêtements, cuirs et peaux. Il est en outre important de souligner au sujet de l’évolution professionnelle et économique des Juifs d’Algérie la constitution d’une classe d’intellectuels se destinant aux professions libérales, aux fonctions administratives et aux carrières artistiques. Autre fait marquant et quelque peu exceptionnel : une part non négligeable (plus d’un quart) des femmes juives algériennes avaient une occupation professionnelle dès les années 1930. Ce tableau général donne une image d’un judaïsme algérien composé en grande partie d’une petite et moyenne bourgeoisie en voie d’enrichissement progressif mais certain.

La plupart des Juifs d’Algérie émigrèrent vers la France après l’Indépendance de ce pays et le gouvernement français leur accorda des dédommagements en tant que citoyens français. Sur les 24 000 Juifs originaires d’Algérie ayant fait leuraliya vers Israël, environ la moitié avait immigré avant 1962 et souvent renoncé à leur citoyenneté française. En outre, il serait nécessaire d’évaluer la valeur des biens communautaires abandonnés par cette communauté juive importante et pour lesquels aucune compensation n’a jamais été accordée.

Les biens des Juifs de Tunisie

La communauté juive de Tunisie atteignait les 110 000 personnes à l’époque de la création de l’État d’Israël en 1948 et aujourd’hui, celle-ci ne compte que quelques milliers de Juifs (environ 3 000). Plus de la moitié des Juifs tunisiens s’installa en Israël.

L’image de la situation économique des Juifs de Tunisie au sortir de la Seconde Guerre mondiale est contrastée. Une part non négligeable du judaïsme tunisien appartenait alors à un prolétariat urbain extrêmement démuni composé d’ouvriers non qualifiés s’improvisant des occupations aléatoires au sein de la « Hara » de Tunis ainsi que de populations ayant recours à la charité publique. Au-delà, on retrouve les Juifs aussi bien dans les secteurs de l’industrie (travail des étoffes et des vêtements – notamment chez les Juifs « livournais », maîtres tailleurs et couturiers, industries des cuirs et peaux, travaux des métaux précieux, bijoutiers, orfèvres, travail des grains et farines) et du commerce. S’ajoute à ces métiers une classe de plus en plus importante exerçant dans les professions libérales et l’administration (administration centrale, financière, justice, police, etc.).

L’évolution générale des Juifs de Tunisie montre une attirance particulière de ceux-ci vers les techniques nouvelles, surtout dans les centres urbains où ils étaient en contact avec la population française et où ils avaient la possibilité de recevoir une formation professionnelle suffisante. La création d’écoles professionnelles juives – ORT, Alliance israélite universelle – accentua cette tendance en fournissant au pays les cadres techniques tellement nécessaires à son développement et assurant aux jeunes Juifs qui bénéficiaient de cet enseignement une spécialisation nécessaire leur offrant de nombreuses possibilités professionnelles.

Bien qu’un certain sentiment d’insécurité ait été manifeste dans la communauté juive de Tunisie après la création de l’État d’Israël, ce furent surtout les événements qui suivirent la guerre des Six Jours de 1967 qui sonnèrent le signal d’alarme pour les Juifs de Tunisie, avec notamment les émeutes antijuives de 1967 qui virent l’incendie de la Grande Synagogue de Tunis et la pillage de nombreux magasins juifs de cette même ville. L’intervention du président Bourguiba pour mettre fin aux émeutes et le dédommagement partiel par son gouvernement des pertes subies par les Juifs n’empêchèrent cependant pas le départ massif des Juifs habitant encore la Tunisie à cette époque, pour certains en abandonnant l’ensemble de leurs biens et pour d’autres en subissant des pertes importantes. Les autorités tunisiennes ne mirent aucun obstacle au départ des Juifs, mais la possibilité limitée de déplacer des biens mobiliers et de transférer des devises fut la cause de pertes matérielles importantes pour les Juifs de Tunisie – pertes qu’il est encore difficile d’évaluer aujourd’hui. La confiscation de biens communautaires demande elle aussi à être analysée à l’avenir.

Les biens des Juifs du Yémen

Une des plus vieilles communautés juives de Diaspora, la communauté juive du Yémen comptait près de 60 000 Juifs en 1948 (la communauté d’Aden comprise). Dans un pays où le secteur agricole était prépondérant, les Juifs étaient dans leur majorité et depuis des générations des artisans. Réputés en tant que joailliers, ils contrôlaient pratiquement l’artisanat local de l’argent et du cuivre. Dans de très nombreuses localités du Yémen, les forgerons, menuisiers et charpentiers étaient juifs. Les Juifs jouaient aussi un rôle prépondérant dans la fabrication et la réparation des outils destinés à l’agriculture – un rôle qui semblait les rendre indispensables à l’économie du pays. Il est nécessaire de préciser que le fait que la plupart des Juifs n’étaient pas agriculteurs ne les empêchait pas de posséder de nombreuses terres dans des régions agricoles autant qu’au sein des villes du Yémen. La location de ces terres à des musulmans constituait une source de revenus importante pour une partie non négligeable des Juifs du Yémen.

La période pendant laquelle le Yémen fut sous contrôle ottoman (1872-1918) vit une expansion sans précédent des infrastructures locales ainsi que du commerce avec d’autres pays. Pour les Juifs du pays, cette période d’ouverture leur permit une activité accrue dans le commerce international, et de nombreux Juifs firent fortune dans l’import-export (surtout d’épices, de café et de tabac).

Le retour au pouvoir des Imams en 1905, la politique économique centralisatrice de ceux-ci et, en particulier, la vague de nationalisation d’entreprises locales (notamment celles du café et du tabac) ordonnée par l’Imam Yehieh portèrent préjudice en particulier aux Juifs. De manière générale, la volonté de contrôle de l’Imam sur tous les secteurs lucratifs de l’économie, son refus de voir se développer des secteurs économiques autonomes et l’encouragement qu’il fit aux musulmans d’entrer dans des secteurs de l’économie qui avaient été le monopole des Juifs depuis des générations rendirent leur condition économique de plus en plus précaire. Au-delà des mesures de plus en plus discriminatoires à l’égard des Juifs, notamment celles dues au statut de dhimmitude qui leur fut appliqué à cette époque – en particulier le rétablissement de la jizyah et l’islamisation forcée des orphelins juifs – et les incidents antijuifs occasionnels qui se produisirent au Yémen, la dégradation de leur situation économique et financière furent un des facteurs importants qui encouragèrent l’émigration partielle des Juifs vers la Palestine et vers la colonie britannique d’Aden dès les années 1920 (près de 20 000 Juifs du Yémen s’installèrent en Palestine Mandataire avant 1948).

Les biens des Juifs d’Aden

La prise de contrôle du port d’Aden en 1839 par les Britanniques en fit rapidement un pôle de commerce important. Une communauté juive prospère s’ajouta aux Juifs qui y habitaient déjà depuis des siècles, composée principalement de commerçants, de propriétaires de magasins et d’entrepôts et d’employés dans des sociétés étrangères implantées localement.

L’annonce du vote de l’ONU en faveur du plan de partage de la Palestine en novembre 1947 annonça le début de la fin pour cette communauté juive active et prospère composée d’environ 8 000 membres. Accueilli avec hostilité au sein de la population arabe du Protectorat d’Aden, le vote du plan de partage déclencha une vague de manifestations qui dégénérèrent rapidement en émeutes violentes. Au cours de celles-ci, on dénombre 82 Juifs assassinés, 76 blessés, une centaine de magasins juifs pillés et saccagés, une trentaines d’habitations juives incendiées et deux écoles juives détruites. Les autorités britanniques, dépassées par les événements, ne firent rien ou presque pour protéger les Juifs d’Aden. L’infrastructure économique des Juifs d’Aden fut ainsi anéantie en quelques jours.

Les représentants de la communauté juive d’Aden s’empressèrent de demander le dédommagement de leurs pertes. Sept cent soixante demandes furent soumises pour un total de £ 1 020 000. Le magistrat appelé à statuer sur la question estima cependant que les responsables des violences étant non identifiables et la colonie ne disposant pas des moyens financiers pour dédommager les victimes, le droit de dédommagement ne pouvait être reconnu dans les faits. Les mécanismes destinés à accorder une aide financière aux victimes juives s’avérèrent restrictifs et n’accordant in fine qu’une assistance extrêmement limitée.

Dès lors, les conditions de vie des Juifs d’Aden, surtout pour ceux qui avaient été relogés au camp de Hashed à la périphérie de la ville portuaire à la suite des émeutes antijuives de 1947, ne cessèrent de se dégrader. Le peu d’empressement des Britanniques à répondre aux demandes des Juifs d’Aden et la timidité des réactions des intellectuels arabes d’Aden face aux événements antijuifs de novembre 1947 firent prendre conscience aux Juifs de la précarité de leur situation et du manque de soutien général qu’ils étaient en droit d’espérer de la part des autorités britanniques. L’immigration apparut alors comme l’unique solution pour les Juifs de la colonie. Au-delà de leur déracinement, les Juifs d’Aden quittèrent le pays pour la plupart démunis de tout, le gouvernement ayant limité et rendu difficile tout transfert d’argent vers Israël.

L’opération de transfert massif des Juifs du Yémen vers Israël – l’opération « Tapis Magique » – débuta dès décembre 1948 et privilégia dans un premier temps les Juifs d’Aden. Jusqu’en septembre 1950, cette opération conduisit près de 49 000 Juifs yéménites vers Israël.

 

Plan de l'article

  1. Les biens des Juifs d’Irak

  2. Les Biens juifs à l’époque de la création de l’État d’Israël

  3. Les mesures de nature économique à l’encontre des Juifs d’Irak après 1948

  4. La déchéance de la citoyenneté et le gel des biens des Juifs d’Irak

  5. Les biens des Juifs d’Égypte

  6. L’expulsion des Juifs à la suite de la campagne de Suez en 1956

  7. L’enregistrement des réclamations de dommages-intérêts des Juifs d’Égypte

  8. Les biens des Juifs de Libye

  9. Les biens des Juifs de Syrie

  10. Les biens des Juifs du Liban

  11. Les biens des Juifs du Maroc

  12. Les biens des Juifs d’Algérie

  13. Les biens des Juifs de Tunisie

  14. Les biens des Juifs du Yémen

  15. Les biens des Juifs d’Aden

 

 

Liling Jean-Marc, « La confiscation des biens juifs en pays arabes », Pardès 1/ 2003 (N° 34), p. 159-179
URL : www.cairn.info/revue-pardes-2003-1-page-159.htm
DOI : 10.3917/parde.034.0159

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