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Le pari, par Bob Oré Abitbol

Le pari

 

 

La rue Lusitania bourdonnait d'activité comme d'habitude. Après les devoirs faits à la hâte, on retrouvait les copains pour refaire le monde, pour parler sans avoir rien a dire, pour rire pour n’importe quoi pourvu que le rire soit au bout du chemin.

Nous nous réunissions, soit sur les marches de la maison des Benezra, sur lesquelles, parfois, on jetait de l'eau pour nous empêcher de nous asseoir sur leurs escaliers sacrés, soit en bas de chez les Amsellem dont le fils faisait partie de la bande, ce qui nous donnait quelque répit et nous accordait quelque droit.

De temps en temps, quand nous faisions trop de bruit, une tête apparaissait  d'une fenêtre et nous criait:

—    Ça suffit, il est presque minuit, ça suffit!

II était toujours minuit, jamais onze heures, jamais une heure : minuit!

De quoi parlions-nous pendant des soirées entières? Était-ce du grand frère de Robert Benhaïm qui revenait des Etats-Unis d'où il avait rapporté des chemises surplus américain «Arrow» ou «Forsythe» et qu'il voulait vendre à des super-prix?

Etait-ce de nos motos pétaradantes fraichement acquises qui faisaient notre orgueil et notre fierté et chacun faisant l'expert jonglait avec des mots jusque-là inconnus?

—   Mon carter est bouché, je vais voir Jo le Crick, il va me régler l’avance et me limer les pistons, sinon j'enléve le carburateur!

Les filles commençaient à entrer dans nos conversations grivoises et les histoires, salées de préférence, nous mettaient tous en joie.

Nous allions, cheveux au vent, grisés de vitesse et d'air marin, faire des courses à Anfa, sur cette côte Casablancaise tellement belle et tellement sensuelle ! Baignée par la l’Atlantique d’un coté mais bercée de loin par la Méditerranée dont nous sentions les effluves, les couleurs, les odeurs et l’influence magique nous rendant euphoriques !

Les plages, vers six heures du soir, avaient une merveilleuse couleur orange et ocre mêlée de magenta et d’or !

Sur la route de la plage des bougainvilliers multicolores par milliers, fuschias, rouges, blancs, rose thé balisaient et illuminaient le chemin.

Des jasmins odorants, des palmiers à perte de vue, une forêt urbaine qui nous enveloppait, nous caressait, nous protégeait constituaient notre quotidien !

Quelques baigneurs s'attardaient, tentant de capturer un dernier rayon de soleil, une ultime vague. D'autres finissaient une chaude partie de volley-ball. Dans les cabanons à «Tahiti Plage», on rhabillait les enfants surexcités.

Nous vivions a mi-chemin entre le travail et une certaine lascivité.

Plus tard dans la soirée, les terrasses des cafés commençaient à s'emplir d'une clientèle différente de celle du jour. C'était l'heure de l'apéritif et des « kemias » généreuses.

Un marchand, aux gants blancs, pittoresque, déposait devant chacun de nous une amande chaude et salée à point, sachant pertinemment que nous en prendrions d'autres.

—   Almondras, Almondras Kilometricas! criait-il. Je suppose qu'il vantait la taille de ses amandes.

Le Bellerive, la terrasse du Calypso étaient bondés. A l'intérieur, des joueurs de rami, de belote, prenaient encore le thé. Dolce Vita !

Vers dix, onze heures, les noctambules envahissaient la côte. On tanguait au Tangage ou on calypsait au Calypso. Les jeunes dandys prenaient, d'un air désabusé leur baby- scotch avec Coca au bar des discothèques à la mode : l'Abreuvoir, le Zoom-Zoom, le Balcon, La Notte. Ils dansaient et buvaient là jusqu'à l'aube, jusqu'aux beignets et au thé à la menthe qu'ils iraient prendre jusqu’à Rabat, à une centaine de kilométres de Casablanca, s'il le fallait.

Dans une rue qui comptait à peine quelques dizaines de famille, il y’avait des épiciers partout. Abied, du bout de la rue, près du boulevard Gouraud, celui en face de la villa Rosillo, Mohammed à coté du four, Shaouil, de la rue de l'Allier, Ghezin à la rue Lacepède, banquier et fournisseur officiel de la bande, celui en bas de chez les Kherssis, H'med à l’autre bout de la rue : Partout. Les Arabes s'appelaient presque tous H'med ou M’hamed, presque tous avaient leur muchacho.

La plupart dormaient dans leur magasin, entre les sacs de farine et les olives «tombées». Pour n'importe quoi, ils ouvraient à moitié le rideau ondulé dans un grand bruit de tôle, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit. Dépannage 24 h sur 24.

—   Va chez l'épicier du four me chercher deux flûtes, deux Pepsi, une limonade Johnny, de l’huile Lesieur et de la levure.

—   Maman, y veut plus nous faire crédit!

—   Va chez l’autre, y nous connait pas!

Parfois l'un de nous chapardait un chocolat, des bonbons. Dédé Krief avait inventé un système astucieux avec un fil de fer et du chewing-gum collé au bout et pendant que nous attirions l'attention de l'épicier, il prenait des fruits, des petits paquets-surprises, et même des œufs qu'il jetait en l'air et que nous devions rattraper sans les casser. Nous piquions des fous rires monstrueux jusqu'au jour où nous avons été pris à notre tour sans excuses et sans fil  de fer.

Même parmi les meilleurs copains, les bagarres éclataient; on se fâchait, on ne se parlait plus pendant des jours, parfois pendant des semaines et puis on faisait la paix.

- Allez! Serrez-vous la main!

- Allez! Embrassez-vous!

Du bout des lèvres et du bout des doigts, sans conviction, on le faisait. Puis tout se rétablissait, on continuait nos jeux.

J'étais toujours avec Marika que j'adorais et qui me le rendait bien. J’allais la chercher au lycée pour la raccompagner chez elle!

Elle s’accrochait à moi, me serrant fort dans ses bras, en une douce étreinte !

Puis j'arrivais avec ma moto pétaradante fier comme Artaban et retrouvais toute la bande : Elie, le fils du vin, Lolo, Dédé, Léon l'accordéoniste, Jacquie et les autres.

Ils étaient en grande conversation.

- Ouais! tu t’ dégonfles disait Elie à Jacquie, tu as dit que tu allais le faire !

De quoi parlaient-ils?

II s'agissait de courir la rue Lusitania entièrement nu, aller-retour.

James D. avait crée un précédent rue Lacepède en grimpant nu, lui aussi, sur un arbre avec la complicité de Bébert Partouche, célèbre pour son rock and roll et son jeu de jambes électrique et de Bébé Laredo des bains douches. Ne voulant pas être de reste et pour imiter les grands, ils s'étaient mis en tête, follement, de relever le défi.

Une âpre discussion s'ensuivit où Jacquie était traité de tous les noms, lâche, traitre et peureux étant les moindres.

Je proposais, sans le vouloir vraiment, de prendre sa place, plus par jeu qu'autre chose.

Elie Amsellem, grand et fort pour son âge, très brun, de grands yeux surmontés de cils abondants et un duvet fourni sous son nez aquilin, qui lui faisait comme une moustache, était amoureux de Marika, la fille avec laquelle je sortais et dont j’étais fou. II n'attendait que cette occasion pour me ridiculiser. II insista lourdement !

Après quelque hésitation j'acceptais sans conviction. Le pari s'organisa alors rapidement.

Ma moto toute neuve à laquelle je tenais tellement contre la montre de Léon, la gourmette en or massif d’Elie, de l'argent; l’enjeu montait au même rythme que mon appréhension. Je me trouvais pris dans un piège.

Et Elie qui criait triomphal

—   Si tu ne le fais pas tu perds ta moto! Si tu ne le fais pas tu perds ta moto!

En attendant j'en perdais le sommeil. Je n'avais pas, en réalité, mesuré les conséquences de mon geste. J'avais cependant le choix du jour et de l'heure pour accomplir ce fameux pari.

En rétrospect je me rend compte aujourd’hui de la perversité et des mobiles de l’un et de l’autre mais là, j’étais encore innocent ne comprenant pas ce que la méchanceté, la jalousie, l’envie,  pouvaient provoquer !

On ne parlait plus, entre nous, que de cela dans le quartier. Certains me traitaient de fou, d'autres de culotté. Pour quelqu'un qui allait courir nu, c'était un comble !

Allais-je le faire?

Le samedi, après toutes les activités de la matinée, après la Dafina délicieuse mais lourde et l'eau-de-vie qui faisait passer le tout, la rue se calmait. Les stores tirés, chacun faisait une sieste bien méritée ou lisait en cliquetant-clac leur chewing-gum Tendermint « la Vigie marocaine » le journal local, qui leur tombait sur le visage presque aussitôt.

C'était aussi le moment où nous essayions de séduire nos parents pour avoir notre argent de la semaine, pour le cinéma, le sandwich aux « keftas », tomates, oignons, piments de chez Isaac le vrai, pas Isaac l'Arabe qui s'était installé à coté après avoir travaillé chez lui et plus tard  la crème glacée de chez Oliveri.

Nous étions une famille nombreuse: sept enfants ! II fallait savoir plaider, cajoler, promettre.

Promettre qu'on serait gentil, qu'on ne se battrait plus avec ses frères, qu'on serait les premiers de sa classe.

Tout ça pour un malheureux billet de 500 francs froissé, fatigué, que ma mère, femme énergique, nous tendait finalement en nous jurant que c'était la dernière fois si on ne tenait pas nos promesses.

Mon père était plus souple. II accédait avec un bon sourire à toutes nos demandes,

C'est dans cette torpeur de samedi, dans la chaleur un peu moite d'un après-midi d'été, que je décidais de remplir mon contrat.

Tout le monde était là, y compris Lucien Azran qui allait tenir l'enjeu du pari : L’argent et les bijoux contre ma moto.

J'hésitais. La rue était déserte à part nous. Seul un Arabe, près du four, fumait son kif, les yeux mi-clos. Tout était tranquille, c'était tentant !

Je me déshabillais rapidement; ma chemisette d'abord, mon pantalon et puis finalement, après encore quelques secondes de doute et d'hésitation, car j'avais le trac, mes sous-vêtements. Je gardais seulement mes chaussures.

Et la, dans le plus simple appareil, sous les yeux, malgré tout, incrédules de mes amis, je me mis a courir de toutes mes forces. Plus rien ne comptait maintenant que de gagner ce pari.

Je courais à perdre haleine, à toute vitesse. Partant du Boulevard Gouraud  je passais devant chez moi au 28, de la rue Lusitania puis le four, la synagogue Benarosh, la rue Jean-Jacques Rousseau, le marchand de charbon qui vendait aussi l'eau chaude pour le thé du samedi, l'autre synagogue Im-Habanim, le bain maure et puis enfin éssouflé, la place de Verdun.

L'aller s'était fait rapidement, le retour allait durer une éternité.

Brusquement, la rue déserte quelques minutes auparavant, s'anima.

Les stores se relevaient fébrilement. Des têtes apparaissaient aux fenêtres et lançaient d'une voix forte :

- Le voilà ! Le voilà ! comme s’il s’agissait d'une bête curieuse.

Je continuais ma course effrénée néanmoins, sourd aux admonitions de la foule qui grossissait à vue d'œil au fur et à mesure de mon parcours.

Tico Baruk me lance un pull pour me couvrir. Je le rejette rageusement. Je perdrais mon pari si j'acceptais.

Près du four, le fils du propriétaire, un gros Noir, me pousse et manque de peu de me faire tomber.

Mais je continue.

Les cris aux fenêtres, le scandale que cela provoque, c’est trop tard.

Me voici enfin arrivé, à bout de souffle. Une femme, outragée, menace d'appeler la police pour atteinte à la pudeur.

Vite ! Vite ! Je remets mon pantalon et derrière Lucien pendant que j’enfile ma chemise, la moto démarre.

Mais, je l'ignorais, il ne sait pas conduire; la moto brinqueballe dans tous les sens. Ma bouche est sèche, mon cœur bat la chamade et mes pieds tremblent encore.

Je suis blanc !

Nous fonçons directement sur le mur du consulat Britannique, en face du «Petit Jardin» prés du boulevard Moulay Yousef où se trouvait notre école primaire. C'est l'accident certain si au dernier moment, instinctivement, je n'avais actionné le frein à pied qui stoppe net la machine. Sauvé ! Mais pas pour longtemps !

Reprenant ma moto nous avons roulé pendant des heures, ne sachant trop ou aller. Nous nous sommes retrouvés du côté du C.I.L, un quartier dont j'ignorais jusqu'à l'existence quelques jours auparavant, las, fatigué et me rendant enfin compte de mon inconscience. J'avais déjà treize ans, ce n'était pas, bien sûr, des choses à faire.

L'enjeu du pari était dans mes poches mais il me brulait plutôt qu'autre chose.

Le soir, ma mère m'attendait, décidée à m'abattre.

Je me refugiais dans les toilettes puis disparut pendant 5 jours, me cachant chez des amis !

M. Amsellem père était déjà venu se plaindre, tentant de récupérer la gourmette en or de son fils.

Ma mère refusa net ayant tout confisqué, disant que son fils avait sans doute mal agi, mais qu'il avait bel et bien gagné son pari.

Cette histoire, croyez-le ou non, a rendu son héros célèbre, d'une certaine façon.

Quel que soit l'endroit où je me sois trouvé, quelqu'un venait me raconter de façon plus ou moins fantaisiste une version approximative qui ressemblait vaguement à mon histoire, en jurant qu'il en avait été le témoin.

Ce soir, je vous ai tout dit, tel que cela s'est vraiment  passé. A cause de Marika, que nous aimions tous, le pari s'était tenu.

Elle me quitta, poussée par ses amies, mais elle me l'avoua plus tard, elle continuait de m'aimer de toute la force de ses treize ans. Premier chagrin ! Premières larmes ! Premiers regrets aussi!

J'allais la retrouver, bien des années plus tard, mais en attendant, il me fallait subir les conséquences du pari. Bientôt j’allais quitter ma ville natale, quitter mon enfance, la douce chaleur de chez moi pour l’inconnu !

Quelques mois plus tard cependant, le cœur lourd, ma famille et moi, déménagions définitivement du quartier.

 

Bob Oré Abitbol

boboreint@gmail.com

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