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LE CORDONNIER PHILOSOPHE

 

Dans notre quartier en perpétuel mouvement, chaque arrivée, chaque départ constituait un événement de la plus haute importance. Selon son statut, la famille qui emménageait, qui déménageait, devenait le sujet de conversation favori, sinon unique, pendant des jours et même des semaines. D’où venaient-ils ? Qui connaissait leur famille ? On remontait jusqu’à la septième génération s’il le fallait pour dénicher une tare ou, au contraire, exagérer une vertu. Pour pouvoir les dénigrer, on mettait à nu leur pauvre patrimoine.

- Le père était buveur, je l’ai très bien connu, insinuait une mauvaise langue.

-Son oncle, coureur de jupons !

- Sa tante, légère !

-Le frère, boiteux ! renchérissaient les autres.

- Sa mère était la cousine par alliance du frère du mari de ma tante ! ajoutait d’une voix douce, une innocente.

Il fallait réduire ces pauvres gens de façon à les démystifier, et leur indiquer par une attitude supérieure et condescendante l’honneur insigne qui leur était accordé de pouvoir frayer en notre compagnie dans ce quartier particulier. Franc-maçonnerie, club privé, nous étions en effet tout cela, préservant jalousement les us et coutumes de notre rue. Nous voulions, inconsciemment peut-être, garder le rythme et les prérogatives uniques qui régissaient nos vies.

Eux sortaient de leur ghetto, aspirant à un meilleur statut, changeant leur adresse au Mellah contre celles plus huppées des arrondissements français : rue Voltaire, rue Jean-Jacques Rousseau, boulevard d’Anfa, rue Lacépède, rue Lusitania, place de Verdun, boulevard de Paris, boulevard de Marseille, boulevard de Bordeaux, place de France. Rues magiques, rues animées, ensoleillées et fleuries. Bougainvilliers accrochés aux portails en fer forgé, gueules de loup, papillons blancs flottants, légers, dans l’air clair.

Petit à petit cependant, ils s’intégraient. Notre rue, carrefour vivant, les absorbait, puis les digérait comme un énorme boa constrictor, en attendant d’autres départs, d’autres arrivées, souvent l’un déplaçant l’autre au profit de l’actualité. De même, les enfants intimidés au début, le regard méfiant des pauvres envers, le croyaient-ils, les plus nantis, finissaient par rentrer dans nos jeux, partageant nos rires et nos courses folles entre les bicyclettes et les rares voitures qui passaient par chez nous. Jeux de billes ou de noyaux d’abricots, saute-mouton ou kiné, sorte de base-ball des pauvres que nous pratiquions avec deux bouts de bois et une pierre.

C’est dans cette atmosphère “bon enfant” et à cette époque heureuse en somme, qu’apparut Hanania, le cordonnier. C’était une espèce de géant sympathique au large sourire, à la chevelure et à la barbe noires, abondantes, et à la force herculéenne. Il transportait sur ses épaules un objet en bois lourd, un genre d’enclume, des chaussures éculées. Sous le bras, une toile roulée et dans ses poches, des marteaux, des boîtes, des tenailles et d’autres objets hétéroclites.

Tous les enfants, dont j’étais, le suivirent avec de grands rires, en sautillant, l’accompagnant jusqu’à sa destination.Sans hésiter il s’installa sous une porte cochère près du four d’où émanait une bonne odeur de pain chaud et de bois brûlé. Il monta d’abord son établi, puis il déroula la toile qui devint un toit très convenable, le mettant à l’abri d’intempéries éventuelles et aussi du soleil qui tapait fort à l’heure du midi. Il plaça ensuite consciencieusement les clous dans des petits carreaux à cet effet, les marteaux, les tenailles, les fils de différentes couleurs, les allènes finement aiguisées, des boîtes de cirage renommées, Kiwi et Phoebus. Il était paré.

De l’intérieur de son établi, il sortit des chaussures et se mit aussitôt au travail sans un mot. Penché sur son métier, l’air concentré, de petits clous sortant de sa bouche et qu’il crachait à intervalles réguliers, il avait commencé comme s’il avait oeuvré toute sa vie à cet endroit. D’un coup sec, il plantait les clous sur la semelle en cuir neuf de la chaussure qu’il tenait fermement entre ses jambes.

Et han han han ! et han han han !

Contrairement aux autres voisins, celui-ci ne semblait pas avoir d’histoire. D’où venait-il ? les experts en Mellah restaient perplexes, incapables de répondre et de commenter, et malgré les questions insidieuses des matrones du quartier, personne ne sut jamais rien. Il se contentait de les regarder de ses yeux clairs et francs et il riait d’un beau grand rire d’où l’on pouvait déceler, si l’on y prêtait attention, comme en filigrane, une infinie tristesse.

Pendant longtemps, il resta ainsi un mystère, jusqu’au jour, bien plus tard, où il m’avoua la vérité. Je compris alors pourquoi il refusait les avances et baissait les yeux devant les regards concupiscents des veuves du quartier et d’autres jolies femmes célibataires. Je passais des heures à le regarder, fasciné par sa rapidité, son habileté. Comme un rituel, comme une danse, il faisait valser les brosses, les marteaux, les allènes. Le fil, comme par magie, apparaissait, disparaissait, pénétrant le cuir vieilli, lui rendant son âme et son apparence d’antan. Découpant par çi, limant par là, cirant vigoureusement, regardant comme un peintre, comme un sculpteur son oeuvre et ne s’en déclarant satisfait que lorsque ses souliers retapés méritaient sa signature.Très vite, sa réputation déborda les frontières, somme toute étroites du quartier. De partout, les chaussures arrivaient, aussi bien des quartiers résidentiels d’Anfa que des quartiers populaires du Maarif ou de Bourgogne.

Hautes bottes de cheval, sandales colorées aux allures légères et chantantes de nos étés ensoleillés, mocassins en veau italien, talons hauts empreints d’un certain snobisme, mais aussi chaussures lourdes d’ouvriers, petites bottines adorables d’enfants qu’on se passait de bébé en bébé, de génération en génération dans nos familles nombreuses et dépourvues où l’on nous léguait l’héritage que l’on pouvait. Des voitures avec chauffeur venaient parfois récupérer en grande pompe les chaussures de “Môssieur” et celles de “Mâdame”.Grâce à sa ponctualité, à ses prix raisonnables et à son travail impeccable, son commerce prospérait de façon bien méritée. Le rire de Hanania retentissait dans tout le quartier et on pouvait le reconnaître de loin chaque fois qu’il martelait joyeusement son han han han ! caractéristique. Sa gentillesse de bon géant, son affabilité ajoutait à sa popularité. De lui, il ne parlait jamais, mais si on lui demandait son avis sur telle ou telle affaire, il réfléchissait longuement, puis donnait des conseils pratiques, judicieux et pleins de bon sens. Bientôt on ne le connut plus que sous le nom de Hanania le cordonnier philosophe.

Quant à nous, mes camarades et moi, assis en rangs d’oignons, les yeux écarquillés, nous l’écoutions pendant des heures. Blagueur ou charmeur, il nous racontait des histoires millénaires et fantastiques, où apparaissaient djnouns, magiciens rocambolesques, gueux, prophètes et prophétesses, princes munificents. Tirés de la Bible ou de son imagination féconde, ses contes avaient toujours un fond philosophique ou moral.

Que de fois, grâce à lui, j’ai rêvé d’Hérode et des Romains, de Salomon et de la Reine de Saba, de Samson et de Dalila. Ses yeux brillaient de malice. Sourire aux lèvres derrière sa barbe, il ménageait ses effets, en excellent conteur qu’il était, laissant parfois en suspend une phrase, le temps de prendre une autre chaussure, changeant de sujet, retenant notre attention aux moments les plus propices, modulant sa voix à volonté, changeant de tonalité, imitant les différents personnages, grondant lorsqu’il le fallait, parlant d’une voix douce et suave pour la jolie Esther ou la grande Bethsabée. Tout cela pendant qu’il travaillait.

Si, à l’école, je trouvais rébarbative l’étude de la Torah et de ses grands prophètes à barbe blanche, notre cordonnier savait les rendre vivants et humains, les mettant, si j’ose dire, à notre portée. Ainsi, nous pouvions comprendre et apprécier davantage la beauté et la poésie de la Bible. Alors Jonas et sa baleine, Boaz et Ruth glanant les blés et leurs amours champêtres, Daniel et ses lions, Joseph et Putiphar, le Pharaon et ses grenouilles, la mer Rouge et le désert, tout s’animait en une fresque grandiose, film en cinémascope et technicolor où Dieu sortait chaque fois grandi de l’aventure ainsi que de notre jeune foi naissante. Mélangeant arabe, français et hébreu, longtemps il nous captiva avec ses histoires d’amour extravagantes. Elles valaient bien les films de cape et d’épée ou ceux de Tarzan ou de Jane que nous suivions avec une égale passion aux cinémas Régent ou Apollo.Mais je vous l’ai dit, nous dûmes partir : Encore aujourd’hui, je me demande pourquoi cet exode en masse. Ainsi de fuite en fuite, de désert en oasis, nous avons tenté de trouver notre Eldorado. Nos parents, écartelés entre leur amour pour nous et celui plus viscéral et troublant pour Israël, nous expédiaient comme des colis en Terre Sainte ou dans quelque Yeshiva perdue à Fublènes ou ailleurs dans la campagne française. D’autres, plus fortunés, envoyaient leur progéniture gâtée à Montpellier ou à Paris pour devenir docteur, pharmacien, dentiste, enfin n’importe quoi pourvu que cela sonne bien et qu’ils puissent s’en vanter le soir à la veillée, au Cercle de l’Union, rendez-vous des copains et des copines vieillissants et désoeuvrés.Les vieux, indistinctement, partaient pour Israël. C’était leur rêve,  ils y crevèrent ! Ce fut le cas pour beaucoup d’entre eux. Ils voulaient aller au pays de leurs aïeux : ils retrouvèrent, plus vite qu’ils ne pouvaient l’imaginer, leurs ancêtres. Ballottés de-ci de là, inutiles,  rejetés par la société et bientôt par leurs enfants eux-mêmes, ils moururent deux fois, la première de peine, la seconde physiquement. Les règles paternalistes et structurées qui régissaient jusque-là leur vie, éclataient, explosant en mille morceaux. S’il y eut des morts et des blessés, ce fut tout d’abord leur dignité, leur amour-propre, leur vie qui s’en allaient à vau-l’eau, à la mer, par un fleuve plus ou moins desséché, charriant tous les espoirs de leur pauvre existence, à jamais emportés par les flots de la triste réalité israélienne.L’année prochaine à Jérusalem !

Lorsque je revins, vingt-cinq ans plus tard, aux sources, seules quelques familles juives demeuraient encore dans mon asile d’autrefois. Des musulmans réclamaient leurs territoires, reprenaient rue après rue, les quartiers où ils ne pouvaient avoir accès auparavant, à cause des Français et de la ségrégation qu’ils pratiquaient volontairement ou pas.Quelques familles restantes et….Hanania. Comme il avait changé ! C’était un vieillard à présent, la barbe blanche et le cheveu rare, édenté et presque aveugle. Son échoppe brillante de naguère offrait un spectacle désolant, comme abandonnée. Le sol jonché de souliers misérables et troués de partout, au milieu des bouts de cuir multicolores, indiquait le statut de la clientèle démunie qui vivait là, à présent. Et puis, il faut le dire, des cordonneries-minute modernes s’installaient un peu partout, lui enlevant les derniers bons clients qui subsistaient encore. Mais lui continuait, comme si de rien n’était, à frapper de manière régulière et saccadée sur son enclume.

Et han han han ! et han han han !

Je m’approchai. Il leva doucement la tête. Quel âge pouvait-il bien avoir maintenant, 70-75 ans ? Ses yeux s’étaient rapetissés, mais ils gardaient leur malice et leur bonté. Ils représentaient tellement pour moi. Je m’enquis de sa santé :

- Comment ça va, Hanania ? demandai-je- Ça va ! ça va ! répondit-il d’une voix monocorde.

- Tu es resté ici ? Tu n’as pas rejoint tes frères en Israël ?

- Oh ! tu sais, je n’ai ni frère ni soeur, ni personne en Israël : mon pays, c’est ici, et ma terre où l’on m’enterrera est celle-là !

- Mais ta famille, Hanania, où est ta famille ? insistai-je. Je voulais percer son secret qu’il avait jalousement gardé pendant toutes ces années.

- Ma famille est morte brûlée dans un incendie près de Seffrou, ma femme, mes enfants, tout ce à quoi je tenais, tout est parti en fumée, dit-il, la voix étranglée par l’émotion.

- Mais pourquoi t’accroches-tu ici, à ce passé triste et dur?

- Où veux-tu que j’aille ? Je suis heureux malgré tout, j’ai mes amis, mon travail, le soleil et la mer, et puis, ajouta-t-il mystérieusement, j’ai un projet.

- Quoi donc ? demandai-je, intrigué.

- Je veux apprendre à lire et à écrire….Brusquement son visage s’est illuminé tout entier, ses yeux ont retrouvé leur éclat de jadis et je l’ai revu beau et fort comme lors de son arrivée dans notre rue il y a très, très longtemps. Puis, sans se préoccuper de moi davantage, il a repris son travail, ses clous et ses marteaux, et s’est remis à frapper sur ses semelles de cuir avec la même force qu’auparavant.

Et han han han ! Et han han han !……pendant que je m’éloignais. 

 

Bob Oré Abitbol

Le gout des confitures

boboreint@gmail.com

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