DES CHANSONS PLEIN LES POCHES
Si on pouvait personnifier le rire, on le nommerait Armand. Comme il ri bien et combien il a fait rire. Pour un oui pour un non, gratuitement. Il a fait rire toute une génération de jeunes, inclus ou pas dans sa bande. Avec Jeannot, Julien, Egon, Saussé, aussi surnommé Ventempoupe, il avait formé un clan d’une telle solidité que ni le temps ni l’espace ne sont parvenus à le dissoudre. Son don d’improvisation aigüe le sortait de toutes les situations sauf de la sienne voué à être modeste. Il aurait pu être un grand comique. Sa petite taille, sa tronche sympa, la vitesse de ses réparties, ses mimiques faisaient de lui un personnage. Déjà très jeune il se faisait remarquer par sa singularité. Dans un monde de fourmi, il était une cigale. Des idées géniales le traversaient. Ses pérégrinations l’avaient conduit successivement en Espagne, en France et dans tout le Maroc avant d’atterrir comme nous au Canada. Sous différents pseudonymes plus ou moins farfelus tel El Perdido ou Armando il jouait de la guitare et chantait les derniers tubes d’Adamo qu’il imitait parfaitement.
«Tombe la neige
Tu ne viendras pas ce soir
Tombe la neige
Tout est gris de désespoir»...
ou de Johnny Hallyday.
«Les portes du pénitencier
Ce soir vont se refermer,
Sur tout ce qui était ma vie»...
Ainsi que d’autres chansons qui se sont glissées au fur et à mesure dans son répertoire. Il savait faire de la dorure et d’autres travaux délicats. Il avait sans doute hérité du sens artistique et du talent naturel paternel : l’habileté. Il ne se défendait pas du tout à l’école, aussi il décida assez tôt de ne pas insister, de la quitter et de suivre sa destinée plutôt que de s’imposer dans de vulgaires établissements où il se sentait indésirable. Aucun de ces lieux-dit ne saisissait son talent et sa créativité.
Dans notre quartier, au «Cercle de l’Alliance», on célébrait régulièrement mariages, communions et aussi, matchs de catch ou de boxe et autres événements importants de notre petite communauté. Dès les premières notes de musique entendues, nous nous précipitions nous changer, enfiler notre plus belle «unique» veste, passer un peu d’eau ou de la gomina sur nos cheveux, un noeud papillon, propriété du père ou du grand frère et le tour était joué. Nous rappliquions aussitôt dans la salle ou nous pouvions manger et nous amuser aux frais de la princesse. Pour les mariages, nous nous faufilions facilement, passant inaperçus dans le désordre des fêtes où personne ne connaissait vraiment la famille de l’autre époux. Pour les bar-mitzva, c’était plus compliqué, mais nous trouvions toujours un moyen.
Régulièrement, Simon Kakon et son orchestre, sous le nom original de «Sika» animaient ces «somptueuses» soirées. De grosses femmes saucissonnées dans des robes criardes avalaient d’énormes plats pour «maintenir leur ligne» ! Des enfants couraient dans tous les sens en poussant des cris stridents. Le marié, en smoking trop grand, transpirait dans ces salles surchauffées. La mariée s’éventait avec son bouquet en souriant béatement. Elle fourrait dans un grand sac assorti à sa robe en dentelle, les enveloppes bourrées d’argent par les invités avec les félicitations d’usage tendues et acceptées avec force minauderies, la bouche en cul-de-poule.
-Oh ! Merci ! Vraiment ! Fallait pas vous déranger ! En même temps, elle tendait simultanément sa bourse et sa main pour saisir prestement le cadeau. Par intervalles, la mère de la mariée, la main cachant la langue trop suggestive, lançait des youyous retentissants auxquels répondait d’autres femmes de l’autre coté de la salle en écho : you you you you you !
J’accompagnais Armand.
Ce soir-là, comme tous les autres soirs d’ailleurs, il portait un duffle-coat aux poches démesurées m’ayant appartenu et appartenant à l’origine à mon frère aîné. Il lui allait grand comme ses chaussures : Bel ensemble. Il devait avoir sept ou huit ans, les yeux vifs et le rire facile. Simon Kakon, le chef d’orchestre, connaissant la jolie voix de mon jeune frère l’invita à venir se produire. Armand avait dans son répertoire une chanson touchante intitulée «A St. Michel en grève». Il l’exécutait avec les trilles et les trémolos d’un rossignol. La rengaine parlait d’un jeune soldat qui allait mourir. Suivie avec attention, elle vous arrachait des larmes.
«À St. Michel en grève
Mon fils fut engagé
Je fus au Capitaine
Pour le lui réclamer
Non, mon vieux, c’est impossible
C’est mon meilleur soldat
Il faut qu’il parte a la guerre
La mort vous le rendra»
Le texte était déchirant ! Mais qui le réalisait vraiment ? On regardait plutôt dans ce brouhaha le jeune chanteur faire ses mimiques charmantes et sa voix, plus que les paroles, retenait l’attention. Sika, le chef d’orchestre, heureux de sa découverte de ce soir-là, un grand sourire satisfait aux lèvres, se tenait près d’Armand qui avait commencé à entonner son petit refrain. Et soudain, inspiré par je ne sais quel diable, il fourra par hasard sa main dans les poches du large duffle-coat de mon frère qui chantait. Là, dans l’hilarité générale, il extirpa l’un après l’autre avec une lenteur calculée, quatre tranches de saucisson, deux morceaux de poulet aux citrons confits et aux olives, une tranche d’omelette, de la langue, des triangles de pâte feuilletée à la viande, deux ou trois petits cigares fourrés au foie, du pain maison, des olives, quelques morceaux de tête de céleri qu’il déposa au fur et à mesure sur une chaise à proximité avec des gestes de magicien. A chaque nouvelle apparition, le rire grondait, s’enflait, devenait hystérique tandis qu’Armand, imperturbable, continuait avec des mines de circonstance, sa triste ritournelle.
Passant de l’autre coté, Sika s’attaqua ensuite à l’autre poche sans pitié. Il réussi à en extraire de quoi fournir une pâtisserie : Des choux à la crème, des délices aux amandes, des dates et des noix fourrées, des cigares dégoulinant de miel et même un morceau de «pie» très prisé chez nous. Mis à part l’égoïsme notoire d’Armand, nous aurions pu penser, à la vue de ce garde manger, que son intention était de partager généreusement ce butin avec toute notre honorable et nombreuse famille. Les invités dans la salle se tenaient les côtes, pliés en deux. Armand, imperturbable, continuait superbe, ignorant cette bande d’ignares, incapables d’apprécier à sa juste valeur la qualité de sa prestation.
Au moment exact où Sika extirpait triomphalement un dernier petit gâteau au coco surmonté d’une dragée en argent, par pure synchronisation, Armando “El Perdido” selon son pseudonyme de l’époque, termina sa chanson sous les applaudissements «nourris» et enthousiastes des spectateurs morts de rire. Sans se démonter, il fit une pirouette, réintégra en un tour de main la totalité de son larcin dans ses immenses poches avant de disparaître dans la foule. Hors salle, à la maison, il put enfin à loisir déguster, seul, ses délicieux trésors.
Bob Oré Abitbol
Le gout des confitures
Commentaires
Excellent récit qui me projette pres de 60 ans en arriere.
Etudiants à Rabat pour le PCB(prepa medecine),nous formions une bande,avec des fassis,et tous les samedis soirs,nous ecumions les mariages,au Balima,costume,noeud pap...sans pour autant,ramener des victuailles à la résidence allouée par l,instruction publique.
Merci,Mr Ore,pour vos souvenirs,qui à peu de choses pres,me rememorent,mon enfance,et mon adolescence,au Maroc,periode lumineuse,entre toutes.
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