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Pourquoi est-il important d’enseigner la Shoah même dans les pays où elle n’a pas eu lieu ?

Pourquoi est-il important d’enseigner la Shoah même dans les pays où elle n’a pas eu lieu ?

 

ARNO KLARSFELD

 

Arno Klarsfeld a prononcé ce discours à l’université Galatasary (Istanbul) lors d’un séminaire consacré à l’enseignement de la Shoah. A l’initiative du projet Aladin, ce séminaire s’est déroulé le 23 octobre et a également compté avec les interventions de Bakthiar Amin, ancien Ministre irakien des Droits de l’Homme, Charles Hunter, consul Général des Etats-Unis à Istanbul,  Burak Erdiner, vice-ministre adjoint turc pour les relations avec l’Union européenne ; Stephen Smith, directeur exécutif de « USC Shoah Foundation » et titulaire de la Chaire de l’UNESCO, entre autres.

Une quinzaine d'instituteurs ont suivi une université d'été à Paris, organisée par le Mémorial de la Shoah.

En janvier 1942, lors de la conférence de Wannsee, qui mit de manière administrative en place la solution finale de la question juive, avaient été invités les grands directeurs ou représentants de la plupart des ministères du Reich sous l’impulsion de Heydrich à qui, en juillet 1941, Göring avait confié l’élaboration de la solution définitive de la question juive en Europe.

Eichmann, au bureau 4-A-B du Sicherheit Polizei Sicherheit Dienst le Sipo SD, celui qui était en charge et l’expert depuis le milieu des années 30 du problème juif, avait dressé une liste des pays européens devant lesquels  figurait le nombre de Juifs, hommes, femmes et enfants à exterminer.

Tous les pays européens étaient listés, bien sûr l’Allemagne, la France, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg mais aussi l’Irlande, l’Angleterre, la Suisse… et même la Turquie d’Europe avec 55.000 Juifs.

Ainsi, si l’Allemagne nazie avait gagné la guerre, ces communautés épargnées auraient, elles aussi, été exterminées et l’ensemble des onze millions juifs européens aurait été anéanti.

De même que si les panzers des divisions blindées de Rommel étaient parvenus au canal de Suez et étaient enfoncés dans le Moyen Orient et en Palestine, les hommes du Sipo SD auraient suivis, et les familles juives qui y habitaient auraient été exterminées.

Il s’agit avant tout d’un drame de la civilisation européenne. Le génocide juif a été exécuté par une opération essentiellement policière qui s’est déroulée sur tout le continent européen sous l’impulsion allemande et partout avec des complicités locales à l’exception des neutres, l’Espagne, le Portugal, la Suisse, la Suède, qui furent indirectement complices ne serait-ce que par des refoulements ou des refus de visa. De Westerbock en Hollande, de Malines en Belgique, de Drancy en France, de Fossoli di Carpi en Italie, de Copenhague, d’Oslo, de Berlin, de Vienne, du Luxembourg, des Pays Baltes, de Pologne, de Hongrie, de Bohème, de Moravie, de Slovaquie, de Grèce, de Corfou, de Rhodes, de Macédoine, de Thrace, de Croatie, de Serbie, d’Ukraine partaient des convois chargés de familles juives et qui se dirigeaient vers le centre de l’Europe. Là étaient implantés d’immenses abattoirs créés pour liquider les êtres humains et qui avaient pour nom : Auschwitz, Birkenau, Treblinka, Sobibor, Maidanek, Belzec, Chelmno, Stutthof. D’autres millions de Juifs ont été assassinés par la faim, le froid, la misère physiologique dans de nombreux ghettos, tels celui de Varsovie ou de Lods, dans de nombreux camps, comme ceux de Transnistrie, de Dachau, de Buchenwald ou même de Gurs en « zone libre » de Vichy ; massacrés dans des fosses communes telles celles de Babi-Yar ou de Ponar, asphyxiés dans les camions à gaz qui ont opéré de la baltique à l’Adriatique ; abattus au bord des routes dans les marches de la mort qui ont précédé la libération de si peu de survivants.

Il s’agit d’un drame de la civilisation chrétienne. Le génocide juif s’est déroulé sur un continent où, à l’exception des Juifs et du peu de musulmans de Bosnie et du Kosovo, tous les Européens étaient des chrétiens, catholiques, protestants ou orthodoxes. L’enseignement du mépris dispensé si longtemps par la chrétienté a facilité la tâche des organisateurs de la « solution finale de la question juive » par l’indifférence de ceux qui n’y prenaient pas part mais qui ne s’y opposaient point.

La mise à mort de deux tiers des Juifs européens au cours d’une guerre qui ensanglantait l’Europe rappelle le massacre des Juifs rendus responsables de la Grande Peste du quatorzième siècle et assassinés partout où se propageait l’épidémie. En ces deux circonstances, le milieu du XIVème siècle et le milieu du XXème, une longue et puissante campagne anti-juive, menée autrefois par les excès de la chrétienté, et, plus près de nous, par les excès du nationalisme, a conduit dans une période de crise et d’angoisse pour les masses populaires à l’assassinat collectif des Juifs européens.

Il s’agit d’un drame de la civilisation occidentale. Le génocide a été conçu et organisé en Europe par un Etat d’Occident, l’Etat allemand, par un pays, l’Allemagne, un des plus avancés au monde, aux points de vue économique, social, administratif, technique, militaire, culturel et intellectuel.

Il s’agit d’un génocide qui a frappé le peuple Juif ; celui qui a révélé au monde le monothéisme, celui qui a créé la loi morale, la Bible, et donné naissance au christianisme. Les valeurs morales véhiculées par le judaïsme depuis des millénaires sont devenues les valeurs morales des démocraties occidentales. Depuis Pharaon jusqu’à Hitler, Mussolini et Staline, les régimes totalitaires et autocratiques ont plus ou moins persécuté les Juifs et les ont tenus dans des conditions inférieures. Les révolutions républicaines (Etats-Unis, France) ont libéré les Juifs ; les démocraties leur ont donné la possibilité de s’épanouir pleinement. Par leur culture et par leur mémoire des persécutions si longtemps subies, les Juifs portent généralement en eux l’amour de la liberté et du respect de la personne humaine.

C’est donc bien l’Occident tout entier qui est concerné par la Shoah et, en particulier, le continent européen. Il ne s’agit pas d’une tragédie impliquant le monde musulman, l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique latine qui ressentent probablement plus le besoin d’élever des monuments en hommage aux populations exterminées par les colonisateurs blancs au nom de la chrétienté et de la supériorité de la civilisation occidentale.

Il faut se souvenir aussi, et la France le fait, de ce que fut à l’échelle du continent noir africain le comportement des grandes puissances européennes, la France et l’Angleterre en tête ; l’organisation de l’inhumaine « traite des nègres », traités ainsi parce qu’ils étaient nés de couleur noire. Souvenons-nous des rafles criminelles, des massacres de ceux qui résistaient et des « inutiles », la séparation des familles, les terribles conditions de voyage à fond de cale, la sélection des aptes et des inaptes, le travail forcé les fers aux pieds, les sanctions et les mutilations, le viol légal des épouses noires, l’enlèvement des enfants, l’impossibilité de conserver leur langue originelle et leur culture, le temps du mépris et le temps du dépeçage : tout le continent africain partagé entre quelques Etats européens s’arrogeant les droits de surhommes blancs, auréolés de gloire pour avoir massacré des peuplades hostiles et pour leur avoir apporté une civilisation dont ils ne voulaient pas.

Pourtant le génocide juif interpelle la conscience universelle en raison de son ampleur, de ce qu’il a révélé d’inquiétant sur l’homme et de l’impuissance de sa seule exemplarité à empêcher d’autres massacres et génocides en d’autres régions du monde que le monde occidental. Jusqu’à maintenant, grâce à l’Europe, la guerre a été bannie de notre continent. J’espère que l’Europe continuera à bannir les totalitarismes de droite et de gauche. Il faut aussi éviter les crises économiques et tous les bouleversements sociaux et politiques qui déchaînent les grandes peurs, les instincts, les passions, la violence, la cruauté, la guerre et la mort. Défendre les valeurs d’une véritable démocratie politique et sociale et en essayant de l’étendre aux limites de notre planète.

Alors pourquoi est-ce important d’enseigner la Shoah même dans les pays où elle n’a pas eu lieu ?

Je crois que c’est essentiel parce que cela enseigne diverses leçons de vie et de dignité. Pourquoi ne pas s’incliner devant ses propres intérêts, apprendre à désobéir, ne pas être influencé par la propagande, le mimétisme, conserver et fortifier son esprit critique, ne pas se laisser régimenter, être tolérant, chérir la dignité humaine…

1. Si la Shoah a pu se dérouler en Europe au sein des peuples les plus éduqués, c’est que notre soi-disant civilisation est un vernis qui peut craquer à chaque crise.

2. Si la Shoah a pu être organisée essentiellement par des hommes qui avaient obtenu des diplômes de droit, c’est que l’enseignement de la loi n’enseigne pas à être juste.

3. Si la Shoah a pu se dérouler aussi facilement, c’est aussi en raison du poids de la propagande, c’est donc qu’il faut interdire par des lois les propos et les écrits qui stigmatisent et appellent à la haine.

4. Si la Shoah a pu se dérouler sans que personne ou presque ne vienne en aide aux Juifs, c’est que l’Etat d’Israël est vital pour le peuple juif.

5. Si la Shoah a pu se dérouler, c’est à cause essentiellement de la volonté maladive mais surpuissante d’un homme qui a su imposer sa volonté dans un Etat déjà totalitaire. C’est pourquoi il faut chérir la démocratie.

6. Si la Shoah a pu se dérouler, c’est aussi parce que chacun qui était un rouage du processus se persuadait que sa responsabilité était faible sinon inexistante. C’est pourquoi il faut enseigner que participer c’est être responsable.

Enfin il est essentiel que les nations reconnaissent les fautes qu’elles ont commises, non pour se repentir, on ne se repent que de ce que l’on est personnellement responsable, mais parce que cela éclaire le passé et aide à ce que cela ne se renouvelle pas. La France l’a fait pour sa complicité dans la solution finale de la question juive. Il serait louable que la Turquie le fasse pour le génocide des arméniens. Si ce génocide avait été suivi de sanctions internationales, il est probable que le génocide à l’encontre des Juifs n’ait pas eu lieu.

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